Eugène Martel et le portrait de l'oncle Fortuné

Portrait de l'oncle fortuné

Huile sur toile, 1922.

Ces gris disent la force de caractère et la vie de labeur de l'oncle Fortuné ; ils le font sentir prêt depuis toujours à rejoindre ses devanciers dans la terre qui l'a fait tel, dont il est comme pétri. Ainsi, au Louvre, tout est dit de l'Espagne d'une époque, d'un milieu, dans le portrait de la marquise de Moncada en robe d'un gris d'argent délicat, scintillant, à la fois somptueuse et discrète.
Marthe Savon-Peirron                                                                      

Du temps béni où nous étions voisins immédiats, à Banon, j'ai passé des après-midi entiers, les jours de mauvais temps, en la joyeuse compagnie de mes petits copains et copines Martel, dans leur salle-à-manger, sous le regard tutélaire de l'oncle Fortuné dont l'admirable portrait est l'un des chefs-d'œuvre de leur parent Eugène, le peintre du Revest !

Sans qu'aucun ni aucune d'entre nous en ait alors, je crois, clairement conscience, ce portrait nous était bel et bien une fenêtre supplémentaire, mais tout autre car donnant celle-là directement, toujours béante, sur le pays intérieur : sur nos générations d'ancêtres, leurs lieux de vie, leurs histoires, leur langage, leur quotidien, leurs paysages de l'âme, bonheurs et malheurs mêlés, tant d'autres choses matérielles et immatérielles, sans que cela y soit expressément figuré. Sur la civilisation rurale, paysanne, à laquelle, encore sans exception, tous et toutes au village nous appartenions. De tout cela, tacite à bien des niveaux, ce Martel-là est tout particulièrement chargé ; il en est comme la somme, la totalité, notre Cheval d'orgueil peint en quelque sorte, et non, loin de là, aux antipodes, une simple évocation ou un banal résumé.

Je ressentais cette force, tellement concentrée en cette toile à la fois mythique et familière, parfaitement équilibrée, mais cependant de façon voilée, sans pouvoir – étant trop jeune encore – parvenir à me l'exprimer ouvertement, l'expérimentant donc par les moyens du bord, d’instinct, in vivo, en mode sensitif, par ondes de choc souvent fulgurantes et parfois successives en mon for intérieur.

Aussi, les enfants étant des éponges, tant pour le bon que pour le mauvais, je me dis aujourd'hui que, peut-être, est-ce bien en vérité Eugène Martel lui-même qui, à travers et au moyen de ce magistral portrait, – et cela bien avant d'avoir été littéralement happé par mon premier Fiorio – m'a ainsi initialement et subtilement inoculé le goût de fréquenter la peinture, de l'aimer, souvent de m'en repaître ; car de temps à autre, forcément, c'est nous qui contemplions l'oncle, toujours saisis aux moelles, malgré notre encore tout jeune âge, par sa présence en effet en rien innocente dès que nous entrions pour jouer ou regarder un peu la télé dans cette pièce en laquelle – assis, lui, le regard droit, les mains à jamais paisiblement posées en concorde au sommet d'un fort rustique bâton de berger – cet auguste et noble patriarche haut-provençal nous accueillait à chaque fois, nous les enfants, avec la même fascinante gravité.
 

André Lombard

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