"L'esclave", démons et merveille: le retour

Ces dix dernières années, la Fantasy est devenue un genre populaire en France. C’est en partie grâce à cette mode que les éditions Bragelonne - à l’origine de la traduction de ce roman - ont bâti leur succès. L’Esclave de Carol Berg est le premier volume d’une trilogie (car ce genre aime les cycles, peut-être encore plus que la science-fiction) regroupant tous les ingrédients habituels : magie, démons, quête initiatique. L’auteur de ces lignes confesse d’emblée son peu d’appétence pour un genre souvent plein de poncifs et producteur de gros pavés indigestes. L’Esclave est pourtant une surprise, et plutôt heureuse pour le coup.

 

Une trame classique

 

Seyonne, un esclave tombé aux mains de l’empire Dherzi, est acheté par le prince Aleksander, héritier du trône. Celui-ci a besoin d’un scribe, car les nobles Dherzi n’apprennent pas à lire et laissent cette tâche subalterne aux esclaves. Aleksander est un maître dur, violent, qui bat fréquemment son esclave. Ce dernier subit, avant de se rendre compte de deux choses : ancien magicien, il « voit » que le prince est l’objet d’enchantements, provoqués par des démons qu’il a été entraîné à combattre ; il perçoit aussi les qualités cachées du prince. Seyonne, plein de haine envers les Dherzis qui ont asservi son peuple, va donc tout faire pour sauver cet homme ; il est de plus persuadé qu’il est « le guerrier aux deux âmes », celui qui abattra les démons lors du combat final prévu par les légendes.

 

On le voit, tout ceci est très convenu si on connaît un peu les stéréotypes et les passages obligés du genre. Pourtant, très vite la lecture est haletante et la mécanique fonctionne. Pourquoi ?

 

Dialectique du maître et de l’esclave

 

Dans ce roman écrit à la première personne, le charme opère tout d’abord à cause du choix du narrateur : Seyonne, l’esclave, ancien magicien, qui a subi dix-sept ans de mauvais traitements ; il dépend d’Aleksander qui, on l’a dit, le bat à plusieurs reprises - l’auteur le décrit d’ailleurs crument, sans complaisance. A partir du moment où Seyonne choisit de l’aider, avec pour récompense une série de torgnoles la première fois, le prince change. Le maître devient dépendant de son esclave, presque autant que ce dernier l’est de son maître. Cela rappelle d’autres romans, dans d’autres genres, où ce rapport est exploré : citons par exemple l’Esclave libre de Robert Penn Warren. On connait aussi le poids des esclaves dans la Rome antique et dans la Byzance médiévale, et la place prise par certains auprès des empereurs. Ce phénomène est très bien décrit dans le roman de Carol Berg. Et ce au travers de la voix de Seyonne, son intelligence et sa profondeur, son ironie aussi, cachée derrière son apparente servilité. Au final, Aleksander ne peut très vite plus se passer de lui.

 

Application réussie des théories de Campbell

 

Joseph Campbell est un universitaire américain qui a réfléchi sur les mythes et la création littéraire. Il pensait ainsi que des trames se répétaient dans les romans. Il a aussi identifié des figures récurrentes comme le mentor du héros ou « l’ombre », personnage inverse du héros et pourtant proche de lui. Ce héros, également, doit évoluer au cours du roman une fois choisi l’appel de l’aventure.

 

L’Esclave est construit sur des bases héritées de ces théories. Ainsi perçoit-on à un moment que le héros du roman n’est pas le narrateur, mais Aleksander, car c’est lui qui change, victime des démons, obligé de s’en remettre à son esclave, toute sa vision du monde est bouleversée. Seyonne est autant son mentor que son guide, son double aussi. Voilà un roman avec deux héros et qui n’en souffre pas, au contraire.

 

L’Esclave est sans conteste une réussite du genre, mais fera aussi les délices des lecteurs désireux de s’évader d’un quotidien morne. On attend la suite.

 

Sylvain Bonnet

 

Carole Berg, L’Esclave, Gallimard, Folio SF, traduit de l’anglais (US) par Elisabeth Vonarburg, février 2012, 624 pages, 8,60 €

 

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