Alain Bertrand : Comment peut-on être belge ?

Alain Bertrand est né à Gand comme Pierre Louÿs et vit à Bastogne comme personne. Façon d’être belge, plutôt deux fois qu’une. Des Flandres il connaît la truculence et le faste glorieux ; wallon de cœur, il penche vers une sentimentalité pleine de tendresse. Ce Jardin botanique, « chroniques romanesques », conserve les espèces des deux Belgiques, réunies sous les serres chaudes d’une capitale qui n’existe pas : Bruxelles. Il n’y a pas si longtemps, Albert II, roi des Belges, capitulait. Alain Bertrand, écrivain, lui, reprend du service au royaume des Lettres, se demandant comment on peut être flamand ou wallon : La Belgique est un confetti déchiré en deux par une ligne ondulée appelée frontière linguistique. L’attachement au sol est un sujet de farce, on le sait. Etudiant, le narrateur – Michel – a consacré sa thèse au peintre Gaston Mairette, qui habite quelque part entre Wavre et Overijse : sachant que la frontière linguistique traversait la demeure de part en part, depuis la cuisine jusqu’à la soue à cochons, Gaston Mairette était-il wallon ou flamand ? Epineuse question, en tout cas. Les Flandres, pour Michel, c’est d’abord des souvenirs de patates empilées haut comme la butte de Waterloo, patates qu’il fallait épeler « bint-ye » et non « bint-ch », avant de les éplucher dans cet idiome mou et rugueux qui se pratique dans le nord de la Belgique. En hommage, la jeune fille qui sentait la purée et donnait ses premières leçon d’amour à la flamande devint une « Bintje ».

 

Michel souffre comme une plante qu’on a déplacée. Né en Campine flamande, transplanté à Bruxelles-qui-brusselle-encore à la façon de Brel, il cultive sa schizophrénie culturelle. Scrute les palpitations de son cœur double. A l’université, une dictée tirée d’une page d’Albert Mockel le plonge dans une perplexité existentielle. La professeure glisse en effet l’adjectif « wallonne ». L’étudiant hésite, se demandant si le mot prend deux « n ». La Wallonie se met à boiter bas, une jambe arrachée par négligence, l’autre trépignant sur place, folle d’une colère de film d’horreur. Pour apaiser les tensions, l’étudiant pratique l’amour à la bruxelloise, ce qu’il confie à son psychanalyste. Existe-t-il un kamasoutra propre à la capitale ? Quoi qu’il en soit : La Wallonie est l’incarnation politique du complexe d’Œdipe. Le tramway 44 brinqueballe entre la forêt de Soignes et les étangs Mellaerts, promenant l’étudiant en Lettres écartelé entre une Chantal vraie femme par les vagues dans sa chevelure, par la cambrure de ses reins et l’escapade équatoriale d’une Magali étudiante en architecture, glissant quelques mots huileux comme place de Brouckère, René Magritte ou Mort Subite. 

 

C’est fou ce qu’on apprend de la Belgique dans ce roman chroniqué : il y a des vignes, quelque part en Gaume du côté de Torgny ; les prêtres – qu’on soupçonne parfois de pédophilie – s’échappent du côté de Furnes pour savourer la blondeur d’une Westvleteren, élèvent ainsi leur âme dans ces bulles qui escaladent le temps. Ou encore : les Frites, c’est un rite pour délacer le corset de la nuit. Pour finir : certains Gilles de Binche se reconvertissent dans l’importation d’oranges amères...   

 

Amer, Alain Bertrand ne l’est jamais. A travers cette galerie de portraits d’un Ensor qui aurait manié l’aquarelle, s’esquisse peu à peu une géographie sentimentale qui passerait par le circuit de Spa-Francorchamps à l’époque des exploits de Fangio et Jacky Ickx, les vitrines pleines de filles du quartier Nord de Bruxelles, les hauts-fourneaux du Borinage, Outremeuse, quartier natal de Simenon, à Liège, aussi.

 

Alain Bertrand recolle les morceaux d’une photo de famille déchirée. Foin des querelles de voisinage, la promenade d’un auteur au mieux de sa forme mêle poésie légère et lyrisme maîtrisé. Le plat pays se relève, du haut des beffrois on contemple le vaste monde et la Belgique réconciliée : en certains lieux, la poussière porte des reflets d’or et d’éternité... On ne saurait mieux illustrer la « belgitude ».   

 

Frédéric Chef

 

Alain Bertrand, Jardin botanique, Le Castor Astral, coll. « Escales des lettres », octobre 2013, 144 pages, 13 €

 

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