Brebis galeuses et moutons noirs : l’univers insolite de Marc Bressant

Une série de courts textes qui tiennent parfois du conte, parfois de la parabole ou de l’apologue. Contes réalistes, tranches de vie, ou relevant de la pure fiction. Apologues, mais à la moralité implicite. Voire dépourvus de toute intention didactique. Certains se réduisent à des trames, juste suggérées, de nouvelles, voire de romans. Des esquisses. L’ensemble constitue un univers original, irréductible à tout autre. Autrement dit, Marc Bressant entraîne son lecteur dans un monde où les notions d’espace et de temps se télescopent, au point de se trouver entièrement subverties. Tels sont ces « moutons noirs ». Telles sont ces « brebis galeuses », qu’une compilatrice a entrepris, assure-t-il quelque part, de recenser dans un Dictionnaire universel.

 

Titre énigmatique, donc, pour un recueil qui ne l’est pas moins. Peut-être s’agit-il, pour son auteur, de suggérer qu’il  privilégie les vérités qui ne sont pas bonnes à dire. Qui ont mauvaise réputation, ce pourquoi elles sont mises à l’écart. Si scandaleuses qu’elles peuvent être seulement évoquées par le truchement du symbole ou de la fantaisie. Tant il est vrai que l’utopie est souvent plus parlante que la froide description de la réalité.

 

Quoi qu’il en soit, on y passe de l’histoire d’une informaticienne « belle comme un logiciel » qui part en guerre contre la linéarité du temps, à un combat de deux gladiateurs romains, interrompu par la crise d’épilepsie de l’Empereur. Crise bienvenue puisqu’elle permettra le coup de foudre amoureux qui les réunira. D’un brillant trader frôlant la banqueroute (il ressemble à Jérôme Kerviel) à un Indien qui préfère se tuer pour assouvir la soif de ses Dieux plutôt que mourir sur le bûcher dressé par les conquistadores.  Car les dieux, quels qu’ils soient et d’où qu’ils viennent, sont assoiffés du sang des hommes. C’était déjà l’opinion d’Anatole France…

 

Ailleurs, une femme préhistorique – déjà femme ? Encore femelle ? –  contraint sans ambages un mâle dominant à l’engrosser, en dépit de la présence de deux autres « concubines »  Un jeune Parisien échappe au peloton d’exécution, pendant la Commune, grâce à la Carte de Tendre, extraite d’un volume de la Cllélie trouvée dans la cave où il se terrait. De Chine, où des ouvriers, nécrophages par nécessité, édifient la Grande Muraille, nous nous trouvons soudain transportés dans le futur, en pleine Exposition universelle des religions, illustration de la loi du marché, consacrant la défaite de plusieurs centaines de personnalités prestigieuses signataires de l’appel intitulé « Au secours, les Dieux reviennent ! »

 

Ce ne sont là que quelques exemples. Enjambées de géant à travers l’espace, zigzags dans le temps. Une thématique effleurant les questions les plus divers, de la métaphysique aux faits de société, des interrogations immémoriales restées sans réponse aux préoccupations techniques ou économiques les plus actuelles. Un panorama de notre terre considérée en ses différents  états et qui, en définitive, n’a pas fondamentalement évolué.  Tel est le constat  que l’on peut tirer de cette mosaïque.

 

L’auteur, lui, se garde de tirer la moindre conclusion. Il montre, il décrit, il raconte. Son rôle s’arrête là. Il joue sur différents registres, la drôlerie, singulièrement l’humour pince-sans-rire, la fantaisie, mais aussi la dérision quelque peu grinçante. Et même le réalisme – autre forme de cruauté qui n’exclut pas un cynisme sarcastique.

 

Tout le sel de son recueil, servi par une langue impeccable, et un style à l’alacrité réjouissante, tient dans le fait que le lecteur est appelé, pour découvrir à l’ensemble une manière de cohérence, à parcourir, selon la formule de Gide, la moitié du chemin. Il s’en trouve largement récompensé.

 

Jacques Aboucaya

 

Marc Bressant, Brebis galeuses et moutons noirs. Editions de Fallois, janvier 2014, 150 p., 16 €

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