"Génération A" de Douglas Coupland, six degrés de séparation

Les gens, s'il s'en trouve, qui n'ont jamais lu Salinger ou Douglas Coupland, devraient immédiatement le faire, sous peine de ne jamais connaître le plaisir pur que donne un livre dont tout bâti, métier, effet de style ou de rhétorique a été effacé. Pas la fausse limpidité française, toujours un peu scolaire, académique. Normalisée. Ces écrivains anglophones demeurent les derniers dépositaires d'un art d'écrire décidément très XVIIIe siècle, le seul que nous puissions, retrouver, intact, dans nos salons Fin du monde. Chez Coupland, comme chez Salinger, le fond de l'air est dépressif, le réel s'y donne à voir dans son inouïe violence : tout enfant deviendra un homme malheureux, la vie abîme à un point incroyable... Inutile d'en faire un voyage au bout de la nuit sauf à vouloir se pousser du col. Et pourtant, de la triste ballade de Holden dans New-York, la grande ville qui s’apprête à passer Noël en égoïste, nous sortons heureux. Nous avons rencontré Joséphine, qui préfère qu'on l'appelle Zoé. Elle recèle tout ce qu'une pré-adolescente peut offrir de magie et de grâce... Chaque ligne de Salinger soulage nos cœurs meurtris sans jamais céder à la romance. Je ne sais de meilleure ordonnance, les jours de grand cafard, que de relire une page ou deux de Seymour, une introduction. Il n'existe rien d'aussi roboratif. Pour Coupland, c'est pareil, Eleanor Rigby demeure plus présente et plus lumineuse dans nos cœurs qu'aucun de nos amis défunts ou présents. Je leur demande à l'avance pardon, étant de celles qui voient en Darcy ou en Charles Bovary le mari idéal et en Don Rodrigue del Bivar, le plus parfait des fiancés.


J'ouvre Génération A, à nouveau, le charme opère :


"Comment peut-on vivre sans songer à toutes les histoires qui nous servent à arranger cet endroit qu'on appelle le monde ? "


Comme toujours chez Coupland, roman est ouvrage de métaphysique, sans qu'on y parle du Docteur Angélique ou du monstre de la Forêt noire. Il n'est question ici que d'être au monde, en un temps, un lieu et une situation donnés. Aussi les livres de Coupland passent-ils allegro-triste des années 1970 au bel aujourd'hui. Entre X et A : trois lettres. Pour aller vite : "Jeunes gens, devenez la Génération A et que tout recommence avec vous !"


Aujourd'hui, ceci est un fait, les abeilles disparaissent et pourtant cinq personnes se font piquer au même moment, le même jour. Le roman naît ici du partage de l'expérience.


Enfin un écrivain sachant faire bon bon usage des six degrés de séparation unissant tous les êtres humains sans exception les uns des autres en une étrange chaîne. Tous.


Par exemple, je connais J.N.L qui a bien connu Nancy Milford dont la sœur Diana Mosley assista au mariage de Magda Goebbels où Hitler était présent : cinq degrés. Vous voilà donc tous à six degrés. Prenez Churchill. Je connais Abraham Hakavia, qui fut l'aide de camp du général Orde Wingate en Palestine et en Éthiopie entre 1937 et 1941... Vous voici à quatre degrés de Wingate, donc à cinq de Churchill. Vos amis le seront à six.


À partir de là, le monde dans nos mains. Les vôtres, les miennes. Evidemment, en temps qu'individus, nous n'en faisons rien. Je vous entends penser : ça nous fait une belle jambe ! Ok. Il s'agit de presque rien, juste d'isoler l'instant où naît le roman. Le romancier peut se définir comme celui qui, de cette affaire des six degrés, fait œuvre. Si vous considérez que cela n'est rien, vous êtes incurables et ce texte n'est pas pour vous. Disons nous adieu maintenant. En cas contraire, considéré que Coupland peut être défini comme le parangon du romancier, son idéal-type, je ne vous en dirai pas davantage.


Courez donc acquérir pour 20 euros, Génération A, le dernier Coupland, paru au Diable Vauvert, sous couverture jaune fluo. Nous en parlerons ensuite.


Sarah Vajda


Douglas Coupland, Génération A, Au Diable Vauvert, 368 pages, septembre 2013, 20 eur



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