Joël Loehr "Les Grandes notions littéraires"

Joël Loehr cite Aristote quand il entreprend de définir les « grandes notions littéraires », mais il montre aussi que la littérature, par essence, est tout à la fois une chose et son contraire.

L’édition parascolaire ne s’est sans doute pas appelée ainsi dès sa création, mais elle a dû naître en même temps que sont nés les livres et l’école. Quand Boileau déroulait sentencieusement son Art poétique, ou quand Voltaire écrivait des pages et des pages pour proposer ses analyses (souvent peu convaincantes, vu leur mesquinerie) des pièces de Corneille ou de Molière, ils préparaient déjà la substance de tous ces dossiers qui concluent les « Petits Larousse » aujourd’hui encore.

Et aujourd’hui plus que jamais. Car le parascolaire est vieux, ô combien ! mais il a connu un envol spectaculaire il y a un quart de siècle, pour au moins deux raisons. La première a été la crise générale du livre, qui a incité certaines maisons d’édition à penser qu’elles pourraient profiter du « marché captif » des élèves des lycées et collèges en mettant à leur disposition des « Profils » et des « Itinéraires » et des « Parcours » et des « Balises » pour toutes les grandes œuvres au programme. La seconde raison, venant conforter la première, a été l’introduction pathologique dans l’enseignement des lettres de la méthodologie — le simple mot méthode a dû sembler un peu fluet… —, démarche procédant sans doute d’une intention louable et démocratique, puisqu’elle visait à donner à chaque élève des outils, mais qui a souvent eu des conséquences désastreuses dans la mesure où elle a mis dans la tête de certains pense-petit l’idée que tout texte littéraire pouvait et devait se mettre en équation. Bref, on a fini par oublier qu’une œuvre pouvait avoir un sens — voire plusieurs, puisqu’il ne saurait y avoir de création sans mystère de la création.

Faut-il préciser que la plupart des ouvrages produits sur cette double base (et qui sont souvent le fruit d’accouchements prématurés, tant leurs auteurs ont dû se dépêcher de les écrire pour respecter le calendrier, ou plus exactement le renouvellement  des programmes) sont voués à une existence aussi éphémère que celle d’un article de journal ? Cependant, ce système catastrophique présente un avantage : lorsqu’un ouvrage se détache du lot par son originalité ou, ce qui revient au même, par son sérieux, il n’est pas très difficile à repérer. Les Grandes notions littéraires de Joël Loehr, publiées aux Éditions Universitaires de Dijon, font probablement partie de ces happy few. Il y a dans le titre même, dans le léger flou qui entoure le mot notion, et qui tranche avec la belle assurance des balises et des parcours signalés plus haut, une espèce de modestie qui d’emblée nous enchante.

Certes, personne n’est parfait, et la prose de Joël Loehr, spécialiste de Lettres modernes — c’est, accessoirement, l’un des meilleurs spécialistes de Malraux que nous puissions trouver aujourd’hui en France —, fera parfois sourire certains tenants des Lettres classiques. Quand, dans sa bibliographie, Loehr indique les Chants séculaires d’Horace, le pluriel erroné dont il dote ce titre n’est en soi pas pendable, mais il prouve qu’il ne s’est pas, comme on dit vulgairement, cogné la lecture en v.o. du poème en question, car quiconque l’a fait se réveille chaque jour en remerciant Apollon et ses muses d’avoir inspiré à Horace un seul Chant séculaire. De la même façon, on pourra regretter que, lorsque, dans son développement sur la mimésis, Joël Loehr se plonge dans l’étymologie du mot fiction (puisque c’est ainsi qu’il conseille, très pertinemment, de traduire en français mimésis), il oublie de préciser que le verbe latin fingere est très communément employé à propos du travail du sculpteur : il nous semble qu’une telle précision aurait contribué à mieux montrer qu’une imitation ne saurait prétendre être une copie conforme de la réalité, d'autant plus que la sculpture faisait partie pour les Anciens des arts dits « muets ». Signalons enfin que tout le chapitre consacré à la question du lecteur, si clair et si intéressant soit-il, ne contient rien qu’Ésope n’ait déjà traité dans les dix lignes de sa fable (reprise par La Fontaine) le Laboureur et ses enfants.

Sans doute pourrait-on ajouter encore ici quelques méchancetés, mais ce serait se faire la mouche du coche et refuser de voir la remarquable honnêteté intellectuelle, bernanosienne, qui caractérise l’ensemble de l’ouvrage et qui le rend véritablement prenant. Loehr, en fait, car c’est là le sens du choix du mot notion dans son titre, offre deux livres pour le prix d’un. Il présente, bien sûr, une série d’outils destinés à éclairer les textes, mais il tisse en même temps une histoire de ces outils et montre, après Antoine Compagnon, dans le sillage duquel il s’inscrit ouvertement, que la théorie n’est qu’un démon quand elle se prend elle-même pour objet et que l’outil idéal aujourd’hui se révélera peut-être demain bien moins idéal que celui qu’on employait hier. Ces contradictions, ces va-et-vient diachroniques seraient purement gratuits s’ils n’étaient appliqués à l’étude même des textes et s’ils ne permettaient d’en révéler la richesse et les ambiguïtés. Le paradoxe ici est celui de la vraie science, ou tout simplement de la connaissance : l’étude d’un objet se fait à l’aide de la seule raison, et l’on est prié, avant d’entrer, de laisser toutes ses émotions au vestiaire, mais l’investigation rationnelle de l’objet finit par produire (par retrouver proustiennement ?) une émotion égale, sinon supérieure, à l’émotion initialement mise à l’écart. Si certains n’ont pas encore compris à quoi pouvait servir un commentaire de texte, qu’ils lisent dans ces Grandes notions la page consacrée à l’utilisation du présent de narration chez Rousseau. Et s’ils restent de marbre devant cette page, leur cas est désespéré.

L’ouvrage, finalement, est tout entier à l’image de son chapitre sur « le personnage ». Loehr dit, répète, hurle, démontre qu’un personnage de roman ou de théâtre ne saurait être confondu avec une personne réelle. Il n’empêche qu’il conclut ce même chapitre en soulignant le fait que le caractère « artificiel » d’un personnage ne saurait signifier qu’il ne suscite pas chez le lecteur de véritables sentiments.

C’est que tout, en littérature, est probablement dans l’entre-deux. S’il fallait absolument extraire de ces Grandes notions littéraires uniquement deux ou trois pages, sans doute retiendrions-nous celles qui sont consacrées à « l’illusion comique » et dans lesquelles est exposée lumineusement l’idée que le théâtre, pour « marcher », doit tout à la fois faire oublier sa théâtralité et affirmer celle-ci.

On l’aura compris, un tel ouvrage, même s’il se termine par une conclusion — car il faut bien respecter les lois du « genre » ! —, propose une conclusion qui se garde de conclure et qui ne manquera pas de laisser un certain nombre d’étudiants studieux perplexes, sinon frustrés. Mais ceux-ci devraient se rappeler, avec Flaubert, que, en littérature en tout cas, la bêtise consiste à vouloir conclure, et seuls les besogneux de la critique littéraire seront surpris de voir ici Marmontel et Ionesco se serrer la main au détour d'un paragraphe.


FAL  

Joël Loehr, Les Grandes notions littéraires, EUD (Éditions Universitaires de Dijon), collection U21, juin 2010, 15 € 

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1 commentaire

J'ai eu la chance d'avoir Joël Loehr comme professeur (études de textes, commentaires, analyses) en Khâgne. Quelles leçons à chaque fois, quelles joies de décortiquer les grands textes ! cet essai est bien à l'image des cours qu'il donnait au Lycée Blomet, enjoués et d'une rare intelligence