Marc-Édouard Nabe, "Lucette" enfin en poche

Lucette vient de fêter ses cent ans, le 20 juillet dernier. Quoi, Lucette ? Lucette qui ? Mais Lucette Destouches, enfin ! Lucie Almansor ! La femme de Céline !




La danseuse de Meudon, veuve du plus grand écrivain français du XXe siècle (en toute objectivité), est plus vivante que jamais, et Marc-Édouard Nabe, qui lui avait consacré un roman en 1995, a profité de l’occasion pour le ressortir en édition de poche. Dix-sept ans pour passer en poche, c’est long, mais ça valait le coup d’attendre ! Et puis, voir ce livre, écrit à l’occasion du centenaire de la naissance de Céline et publié l’année d’après, ressortir pour le centenaire de la naissance de Lucette – un centenaire fêté du vivant de l’intéressée qui plus est –, voilà sans doute l’une des meilleures nouvelles de la rentrée littéraire.

 

Détrompons tout de suite ceux qui verront dans cette publication en poche le retour piteux de Nabe, apôtre de l’« antiédition », à l’édition classique sous la bannière de Gallimard : il n’en est rien. Si Nabe a accepté la proposition de Gallimard de sortir Lucette en Folio, c’est à la seule condition de récupérer les droits de ses ouvrages parus chez cet éditeur, Lucette et Visage de Turc en pleurs, seuls livres qui ne lui appartenaient pas encore. C’est donc une occasion de plus de s’affranchir définitivement du monde de l’édition…

 

Lucette, donc. Voilà le seul roman duquel Marc-Édouard Nabe s’est effacé. Il ne s’autorise même pas une discrète apparition hitchcockienne parmi les « céliniens » qui entourent la Reine de Meudon, dans son château du 25ter Route des Gardes. Non, les deux personnages principaux du livre sont donc Lucette et le cinéaste Jean-François Stévenin, qui projette d’adapter Nord au cinéma. Le roman raconte ce film qui ne se fera pas, et surtout l’étrange relation amoureuse qui se noue entre les deux protagonistes. Tout fervent lecteur de Céline sait combien Lucette aura compté dans sa vie – mais Nabe va plus loin et écrit un véritable roman d’amour consacré à cette femme qui a partagé tous les instants les plus difficiles de la vie du grand « maudit des Lettres », l’exil, la clandestinité, la prison, la misère, et qui lui a survécu plus de cinquante ans. Cinquante ans ! Autant dire que la vie de Lucette ne s’arrête pas le 1er juillet 1961, et que si l’âme de Céline est partout dans le salon « mi-cubain mi-hindou » de la villa Maïtou, le corps de Lucette, lui, ce corps aérien de danseuse, est bien réel, lui aussi. « Moi c’est Lucette qui m’intéresse, Lucette avant, pendant et après Céline. Plus ça va, plus je suis certain qu’elle est le cœur de toute cette histoire », s’exclame Stévenin qui, à force de connaître Lucette, ne sait plus très bien s’il veut filmer Nord ou réaliser un film qui ne se fait pas parce que la présence de l’unique témoin encore vivant de ce drame burlesque en Allemagne fait ressurgir des fantômes trop encombrants, trop nombreux pour sa caméra…

 

Comment ne pas aimer Lucette quand on aime Céline ? Nabe offre aux malheureux qui n’ont pas la chance de faire partie des intimes de « Lili » toute la saveur de ces après-midis animées où se côtoient tous les amis de cette increvable fée : l’avocat François Gibault, Mouloudji, Serge Perrault, Stéphane Zagdanski, Sergine Le Bannier, Henri Godard, et même les futurs 2be3, introduits dans le Saint des Saints par Maître Gibault pour une démonstration improvisée de breakdance… « Pour être vraiment célinien, il fallait être lucettien parce que c’était Lucette la seule célinienne vivante depuis la mort de Céline lui-même, qui était le seul célinien du monde et par la même occasion le seul lucettien également. »

 

Comment ne pas devenir lucettien, comment ne pas tomber amoureux de cette femme à la lecture du roman de Nabe, dans lequel elle ridiculise tous les clichés sur la veuve d’écrivain recluse, inexistante, se contentant de protéger jalousement les œuvres de son défunt mari génial… Protectrice de l’œuvre de Céline, Lucette l’est indéniablement : depuis la mort de celui-ci, elle a toujours interdit la réédition des pamphlets, Bagatelles pour un massacre, L’École des cadavres et Les Beaux Draps. C’est à ce sujet que les « anti-lucettiens » se trahissent, d’ailleurs, ces minables qui n’attendent qu’une chose : que Madame Céline casse enfin sa pipe (« La Pipe », c’est le surnom que lui avait trouvé le peintre Gen Paul) pour que les pamphlets reparaissent… Mais défendre l’œuvre de son mari ne l’empêche pas de vivre, loin de là, et nous la suivons avec Stévenin d’un concert de Johnny Halliday à Bercy à l’hôtel « Franklin » de Saint-Malo, en passant par une projection du Love Streams de Cassavetes ou par la plage de Dieppe, toujours gracieuse, drôle et curieuse, parlant aux animaux comme aux hommes, racontant ses souvenirs avec Céline, revivant Nord, redoublant d’anecdotes les transpositions de la trilogie allemande… Le roman de Nabe est une symphonie où le passé se mêle au présent sans cesse, et pas en bruit de fond mais avec la même force, la même précision que le présent, au point de se confondre l’un l’autre.

 

Dans ce livre aussi sonore qu’un film, où « tout est vrai comme dans un roman », ainsi que l’écrivait Lucette dans sa préface en 1995, Nabe fait parler la danseuse alors octogénaire, et elle raconte Céline et ses amis, l’Allemagne, le Danemark, la façon de travailler de Céline, ciselant ses phrases alors qu’au-dessus de sa tête, au deuxième étage, elle donnait ses cours de danse, les animaux, le chat Bébert, l’acteur Robert Le Vigan, la jalousie terrible de Marie Canavaggia, sa secrétaire, le manuscrit de Bagatelles qui serait quelque part, caché dans un mur, et leur rencontre en 35, dans le cours de danse d’Alessandri, rue Monier, où Gen Paul, qui cherchait des modèles, avait emmené Céline… « Sa tristesse m’a éblouie, raconte Lucette. Ses yeux étaient comme deux lapis-lazuli qui auraient trempé deux mille ans dans un bocal de larmes. J’ai été engloutie par lui, comme de l’eau qui est aspirée en vrillant au fond d’une baignoire. J’ai senti tout de suite que j’étais dans lui. C’était pas du sentiment. Je ne sais pas comment expliquer ça. On était pas deux amoureux. On était une seule et unique pensée. »

 

Peu importe qu’il s’agisse vraiment des mots prononcés par Lucette Almanzor, ou de leur interprétation par Marc-Édouard Nabe, que les métaphores soient celles de la danseuse ou du romancier : le talent de Nabe, c’est de rendre son style omniprésent tout en le mariant parfaitement aux voix de ses personnages, qu’ils soient fictifs ou réels. Partout dans ce roman, on entend les voix de Jean-François Stévenin, de Lucette, de François Gibault, de Sergine, et le style de Nabe est un magnétophone qui capte et retranscrit tout, aboiements de chiens, cliquetis de vaisselle, ambiances sonores des disques atmosphériques de la maîtresse de maison…

 

« Céline sans Lucette semblait à Jean-François bien amputé maintenant qu’il l’avait approchée. C’était une histoire à deux. Louis Destouches avait eu besoin de Lucie Almansor pour, sinon construire, maintenir à bout de bras ce monstrueux martien frankensteinique dont ils se sentaient responsables : Louis-Ferdinand Céline. »

 

Quoi, Céline ? Céline qui ? Mais Louis-Ferdinand Céline, enfin ! Le mari de Lucette !


Raphaël Juldé

 

Marc-Édouard Nabe, Lucette, Gallimard, « Folio » (août 2012, première parution Gallimard, « Blanche », 1995), 422 pages, 7,50 €

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1 commentaire

En toute objectivité ? lol ^_^