Bref manifeste de contrebande...

Un livre peut-il, en peu de mots, fendre la pierre ou une mer de glace et de perdition, éclairer un été, conjurer l’effondrement d’un monde ou faire toucher l’infini ? Le bref essai de François Meyronis se fraie un passage vers des lecteurs habités par l’amour des mots sans pour autant consentir à frayer avec le commun…

 

Dès l’âge de sept ans, François Meyronis prend conscience qu’il n’éprouve « aucune solidarité avec l’ordre du monde – ou du moins avec la caricature qu’en fournit son cours le plus quotidien ». Il en résulte un « sentiment de perdition abyssale », la « découverte terrifiante d’un trou d’être » : « Ce que la société, dans son ensemble, me transmettait soulevait dans mes fibres une immense envie de mourir – ou alors, mais c’est la même chose, une colère sans limite. A cette époque d’écrasement et de mortification, tout me devenait poison ; et d’abord, ce brouet de misère spirituelle qui se lègue et se reçoit dans les années soixante et au-delà – le viatique de la classe moyenne ».


Alors, l’enfant perdu des Trente Glorieuses, né à Paris dans le quatorzième arrondissement, s’absente du monde et décide d’être « celui qui donne l’hospitalité aux noms » : « C’est par les noms que j’ai fait surgir le monde, et par eux que je me suis donné une tête »…


Des livres le mettent sur la voie – vers son nom véritable et sa condition d’évadé de l’utilité : Les Possédés de Dostoevski (1821-1881), Les Chants de Maldoror de Lautréamont (1846-1870) – et aussi des rencontres, avec Deleuze (1925-1995), Sollers, Bernard Lamarche-Vadel (1945-2000) ou Yannick Haenel. Car enfin, « comment, du seul fait d’être né, ne pas exister à contresens de ce qu’il y a de plus vivant en soi » ? Il y a de ces livres ou de ces êtres à la parole vivante qui forcent le passage, qui donnent la certitude de se traverser et qui rappellent à un sens de la civilisation qui a abandonné le commun des mortels, tombé sous « l’emprise du chiffre »… C’est ce que lui a dit Bernard Lamarche-Vadel, dans sa chambre Zéro de la clinique où il a échoué : « à chaque instant l’empire mondial du chiffre refait le monde à son image et à sa ressemblance » - et à chaque instant, « la moindre parcelle du monde, êtres humains compris, est convertible en chiffres, pour devenir aussitôt échangeable et donc remplaçable »….Alors que François Meyronis publie son premier roman, Ma tête en liberté, l’ami Bernard (devenu un de ses personnages) se suicide dans son château de la Rongère, lieu-dit de la Croixville.


Avec Yannick Haenel, il fonde en 1997 la revue Ligne de risque pour conjurer le naufrage de la parole, l’avilissement de la langue – et affirmer « la possibilité spirituelle de la littérature »… Il y a aussi la rencontre avec « l’homme à la parka », Michel Houellebecq, qui a « choisi le gouffre de l’absence d’amour, en allant jusqu’aux profondeurs de l’étuve » - et avec tous les « voyants »,  vivants ou morts, de Dante ou Rimbaud aux taoïstes…


Aujourd’hui, François Meyronis loge en face de l’immeuble qui l’a vu naître, « au numéro suivant, impair » : « Tout un voyage, donc, une vie toute entière, dans le seul effort de traverser une rue » dans un pays qui a « perdu sa langue »…Il n’a jamais exercé d’emploi salarié et travaille au café Select à Montparnasse où il reçoit ses amis – il n’a ni portable ni « compte » sur des « réseaux sociaux »... Tout autre, sous-titré « une confession », est son cinquième livre personnel, une manière de manifeste d’un franc-tireur habité par la littérature et entré de bonne heure en résistance au détramage accéléré de ce qui jusqu’alors faisait un tissu civilisationnel - dont il préserve jalousement le fil d’or.

 

Michel Loetscher

 

François Meyronis, Tout autre, une confession, Gallimard, septembre 2012, 144 p., 15,90 €

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4 commentaires

Les pages sur Bernard Lamarche-Vadel sont de loin les plus belles et les plus touchantes... 

La guerre contre le chiffrage de l'humain devenu "matériau usinable" comme le soulignait Heidegger est une guerre essentielle et en cela je m'accorde pleinement avec Meyronnis et Haenel... Mais je crois en une langue plus habitée, une langue faite de chair et de sang, de sueur et de larmes, de jouissance et de rire... Trop souvent leurs textes me semblent fades...

oui, ce sont de pages d'anthologie qui pourraient fournir la matière première à un vrai "papier" sur Lamarche-Vadel...

Pour une langue davantage habitée, on peut commencer par être habité par la langue comme Meyronnis...

Oui, oui, bien sûr, être habité par la langue, déjà... Mais je vous dirais aussi, comme pour un patient en analyse pour lequel ne compterait plus que celle-ci, qu'il y a bien sûr ce temps de l'analyse, crucial, essentiel, unique...mais qu'il y a aussi, la vie...et qu'à l'oublier on peut l'y perdre au lieu de la gagner...

Oui, un vrai papier sur Lamarche-Vadel ce serait important.

pour Lamarche-Vadel, vous êtes bien outillé - je ne l'ai pas assez lu hélas : au plaisir de vous lire sur lui et bien d'autres...

lancer sa littérature à la poursuite de la vie ou sa vie à la poursuite de la littérature? les deux sont si inextricablement liées que le dilemme se résout en faisant - comme l'artisan : s'octroyer une pause dans l'emiettement du quotidien pour se saisir du "fil d'or" d'une cohérence - si elle advient à l'heure de son bon plaisir...