Taiye Selasi, le ravissement des innocents
On ouvre ce livre et on ne lâche plus. Taiye Selasi est une jeune conteuse africaine de grand talent et c’est pourtant son premier roman. Et il n’y a pas que le propos du récit qui captive, son écriture économe est puissamment évocatrice. Ce roman fort et pudique à la fois est vraiment une belle réussite.
En 366 pages l’auteure embrasse toute l’histoire foisonnante de la famille ghanéenne Sai qui est établie aux Etats Unis. Prospère et épanouie, la famille vacille et tombe ce maudit jour où Kweku , le père, est injustement jeté de l’hôpital où il opère pourtant avec talent, reconnu comme étant le meilleur de l’établissement.
Ce renvoi honteux exigé par quelque VIP raciste, expédie Kweku au tapis, incapable d’assumer ni même d’avouer cette infamie à son épouse et à ses quatre enfants . Il les abandonne sans explication et repart au Ghana sans avertir personne. Fona, son épouse (une réfugiée nigériane) reste seule, dévastée par cet abandon. La famille épanouie et socialement très intégrée, éclate. Fona doit faire des choix pour élever ses enfants, ce qu’elle croit bon pour eux, mais les deux plus jeunes en paieront le prix fort.
Avant d’explorer l’histoire familiale, le livre s’ouvre sur la mort du père, seize ans après son incompréhensible départ :
[Kweku meurt pieds nus un dimanche matin avant le lever du jour, ses pantoufles tels des chiens devant la porte de la chambre….]
Cette mort, comme bien souvent, est la triste opportunité qui va rapprocher mère et enfants, frères et sœurs. Il va falloir, ensemble, repartir au pays pour l’enterrement. Alors, le roman va et vient, voyage entre plusieurs pays, plusieurs générations, l’auteur accompagne chaque membre de la famille, les laisse exprimer ce qui les bouffe, les rancœurs contre le père, la mère, les frères et sœurs. Chacun a fait comme il a pu, chacun porte son fardeau, et maintenant, on fait comment ?
La romancière Taiye Selasi est elle-même ghanéenne, elle a vécu aux Etats-Unis et en Grande Bretagne, ses parents sont médecins. C’est dire si le roman comporte des pans autobiographiques. La jeune femme dans ce roman initialement intitulé Ghana must go, et déjà traduit en 15 langues, dépêtre l’écheveau de la famille en quête perpétuelle d’un chez soi, d’un ensemble, d’un sentiment d’appartenance.
Le départ du père est un révélateur , la famille soudée n’était que l’illusion de l’intégration et c’est tout à fait passionnant d’essayer de saisir ce qui déchire les cœurs et les esprits des déracinés. L’identité recherchée non pas comme une chose individuelle mais comme une intégration à une communauté : la famille, une terre, un pays. Le roman narre cette quête familiale et communautaire, à travers les éloignements, les déchirures, les secrets, les non-dits. Tout s’est désagrégé, les frères et sœurs ne se voient plus , les secrets se trimbalent enfouis au plus profond, cette fratrie serre le cœur, c’est si dur de dire les choses… de se regarder, de déposer les armures. Mais la mort du père invite à la recomposition, au pardon. La terre d’accueil peut-elle être, déjà, un îlot familial ?
Taiye Selasi se sent étrangère en Afrique, étrangère en Grande Bretagne, étrangère aux Etats-Unis, partout, là où elle est née, où elle a vécu, a étudié, s’est accoutumée aux cultures, là où elle travaille. Les repères sont brouillés, donnés puis repris, Alors comment se sentir chez soi ? Sans doute en se demandant à qui on veut ressembler confie-elle sur DW. Cette réponse est révélatrice de l’importance de l’appartenance, de la coexistence commune, de la douleur de ne pas être reconnue, comme si se connaître, savoir qui on est ne peuvent être indépendants des autres, de son environnement humain. Et s'il est vrai que seuls, nous ne sommes pas grand chose, il n’est pas très réjouissant de ne pouvoir être soi, se sentir chez soi qu’en fonction du regard et de l’existence des autres car cette nécessite est forcément liberticide.
En tous cas, ne manquez pas de découvrir ce très beau roman.
Anne Bert
Taiye Selasi, le Ravissement des innocents, Editions Gallimard, traduit de l'anglais par Sylvie Schneiter, Septembre 2014, 366 pages, 21,90 euros.
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