Frida Kahlo, un art de passions et de douleurs

Pour sa réouverture, le Museo de Arte de la capitale du petit état mexicain de Tlaxcala avait présenté une série d’œuvres de jeunesse peu connues et exécutées entre 1925 et 1927 par Frida Kahlo. Déjà le style propre de l’artiste se fait jour, avec une proximité frontale par rapport au spectateur et des sujets qui tournent autour d’elle-même et de la vie locale.
Broyée dans son corps à l’âge de 18 ans, elle survit aux multiples opérations qui tentent de le reconstruire. Par obligation,  elle reste des mois allongée mais grâce au miroir installé au-dessus de son lit qui la reflète, elle peut se prendre pour premier modèle. Je me peins moi-même parce que j’ai beaucoup de temps seule et parce que je suis le motif que je connais le mieux.
Un petit autoportrait peint en 1938 sur une fine plaque en aluminium avec un fixé sous verre traditionnel mexicain, comme une manière d’ex-voto, semble conjurer avec ses fleurs radieuses et ses oiseaux joyeux, les drames qui se lisent sur presque tous les autres tableaux où le pinceau allie sans concession ni complaisance les deux faces qui armeront toute son existence, la souffrance et l’amour, toujours portés au paroxysme.

L’autoportrait est pour Frida Kahlo le premier vecteur de ses messages intérieurs, le moyen le plus radical pour exprimer ses pensées intimes, ses refus, ses mépris, ses racines, une approche en quelque sorte cathartique des drames qui la frappent et des luttes auxquelles elle croit. Elle voit là un art libérateur lancé tel un cri au reste du monde par le biais de la toile !
Frappée par la poliomyélite, comme cela avait dû être douloureux pour la jeune écolière de s’entendre appelée par ses camarades de classe Frida la coja, (Frida la boiteuse) ou Frida, pata de palo (Frida jambe de bois). Les suites du terrible accident survenu le 17 septembre 1925 vont la poursuivre jusqu’à la fin de ses jours et les problèmes de santé ne cesseront de s’aggraver avec le temps, du corset qui l’enserre à l’amputation qui la mutile peu avant sa mort.
En face des supplices supportés par une femme tenace, se dresse l’artiste fière et libre assumant ses choix. L’une et l’autre sont mues par un stoïcisme jamais démenti, tenant à égalité par la main les extrêmes. Helga Prignitz-Poda écrit avec raison que Frida Kahlo adhérait à une vision du monde fondée sur une dualité fondamentale, dictée par la nature même : le noir et le blanc, le Yin et le Yang, le principe masculin et le principe féminin, la lumière et les ténèbres, autant d’éléments qu’elle faisait coexister dans son expression artistique en tablant sur des effets volontairement contrastés.

Bien qu’ayant vu le jour le 6 juillet 1907, elle déclare être née en 1910, date de la Révolution mexicaine dont on connaît au moins deux acteurs principaux, Pancho Villa et surtout Emiliano Zapata. Diego Rivera en 1931 a laissé un portrait éloquent de cet ouvrier agricole qui deviendra un leader de rébellion immortalisé. La date que reprend Frida Kahlo devient pour elle comme une identification au mouvement. Ainsi que le note l’historien Alejandro Rosas, Frida Kahlo voulait  fusionner la Mexicanité avec le Socialisme.

C’est une œuvre qu’il faut voir comme étant au plus près le miroir d’une vie. Chez aucun autre artiste sans doute, le langage pictural n’aura été davantage au service de ce qui pour Frida Kahlo a constitué jusqu’à sa mort en 1954 ses ancrages et ses arrachements, l’irrémédiable destruction physique, la force de l’âme mexicaine, les tourbillons et les tumultes de l’amour, les luttes de toutes sortes contre le destin et pour l’esprit révolutionnaire. Dans chaque tableau, les symboles abondent. C’est à l’aune de ces combats qu’il convient de les déchiffrer pour mieux les apprécier encore.

Historienne de l’art, spécialiste de l’Amérique du Sud, Helga Prignitz-Poda apporte avec ce livre un nouvel et très brillant éclairage sur une des personnalités qui a marqué le plus le paysage artistique contemporain.
Dans la première partie de son ouvrage, les replaçant dans la vérité de faits parfois altérés, elle relate les épisodes de l’existence de cette femme engagée, héroïne de la culture métissée, répondant à la dureté de ses maux par l’exubérance des couleurs, dominant sa destinée vaincue par une attitude altière. 
À cette époque, Mexico est cette ville éblouissante, légère, effervescente dans laquelle se retrouvent au lendemain de la révolution les étudiants, les aventuriers, les amoureux, les maîtres à penser et les ambitieux politiciens, les théoriciens de l’art et les apprentis de la modernité… Une ville où bouillonnent la création, l’invention, la nouveauté (J.M. G. Le Clézio).

En seconde partie, elle analyse de façon originale et approfondie une quarantaine de tableaux les plus représentatifs d’une œuvre au demeurant assez réduite puisque comptant autour de 145 peintures seulement, dont 55 sont des portraits d’elle-même, tous étant autant de poignants témoignages de sa vie.
Certaines illustrations, se concentrant sur des détails, prennent une dimension parfois insoupçonnée et permettent d’entrer plus avant dans le sens du tableau, comme pour Le Rêve, Autoportrait aux singes, Autoportrait au collier d’épines, autour duquel plane un sortilège énigmatique ou encore Ce que l'eau m'a donné et ses évocations à la Bosch. Lien entre eux, ruban autour d’une bombe pour rappeler les mots d’André Breton, révélateur voulu par l’artiste, presque tous sont marqués par une seconde signature, ces sourcils noirs qui se rejoignaient au-dessus du nez, pareils aux ailes d’un merle disait Diego Rivera. Ces pages sont une approche renouvelée et un regard enrichi sur des œuvres désormais considérées comme des icônes.   
 

Dominique Vergnon

Helga Prignitz-Poda, Frida Kahlo, 176 illustrations, 238x280 mm, Gallimard, mars 2022, 264 p.-, 35 €

Sur le même thème

Aucun commentaire pour ce contenu.