Nanny & Francis Bacon

Ce garçon nous a été livré sans mode d’emploi, vous savez, il va vous falloir du temps pour bien le connaître.
Francis Bacon était un garçon différent des autres enfants, il s'intéressait à de drôles de choses, souffrait d'asthme et s'extrayait par les rêves de ce monde irlandais où la famille Bacon était venue s'installer pour élever des chevaux, ce qui rendait son père furieux et lui donnait des prétextes pour passer ses nerfs sur le dos de l'enfant avec l'aide de sa ceinture. Il faut dire que la vie à l'extérieur du domaine est difficile voire très dangereuse car les Irlandais prennent de plus en plus les armes pour se libérer des Anglais. La peur rode, rien donc de bien folichon pour un jeune garçon... Dès ses quatorze ans, il se dégrise, enfilant au débottée, quelques robes glanées dans les penderies, avec une idée en tête : et si l’on pouvait basculer vers l’autre sexe, mais alors quid du peintre ? Heureusement pour lui – et pour nous – le woke n’existait pas et sire Bacon n’effectua point sa transformation.
Beaucoup plus drôle, il fila à Berlin avec un ami de son père qui n’imagina pas une seule seconde qu’il pouvait en être – bien au contraire, puisque cela était sensé être une remise à plat des devoirs de l’homme digne (sic) – si bien que la folie des années 1920 les emporte. Maylis Besserie nous dépeint si bien l'ambiance que l'on se retrouve d'emblée dans les images de Cabaret, avec une Liza Minnelli flamboyante.Un tourbillon qui imprégna le jeune Francis qui y vécut d’extraordinaires aventures… Puis ce fut Paris et enfin Londres, où il retrouvera Jessie Light­foot, sa nourrice : celle qui fut plus qu'une mère, plus qu'une amie, la seule qui le comprenait, ne le jugeait jamais et l'aidait dans ses débuts prometteurs, mais difficiles, ne le quittera plus jusqu'à sa mort...
Quand il ne peignait pas, Francis sortait, autant dire qu'il ne rentrait pas avant le milieu de la matinée, et qu'il avait une certaine tendance à boire, beaucoup boire. Son atelier devenu célèbre par la capharnaüm qui y régnait était le dernier refuge dans lequel il s'enfermait quand plus rien n'allait, sorte de confessionnal pour se parler à lui-même et trouver dans la peinture son mode d'expression.

À l’instar d’un Samuel Beckett dont les phrases sans mystère font songer aux exhalaisons discrètes d’un feu de tourbe, Francis Bacon exprime – sans inflation rhétorique ni détour mythologique, sous des aspects aptes à nous combler par la justesse et la vigueur de la formule, alors que devrait nous accabler la dure vérité qui trouve ici à tacitement se formuler – ce qu’est au vrai notre condition propre (expressément celle du dépossédé de tout paradis durable qu’est l’homme d’aujourd’hui qui, yeux ouverts, sait se pencher sur lui-même) et l’on est, à ce titre, fondé à l’étiqueter réaliste, aussi fort que soit – à un niveau moins journalier – la composante tragique, pointant assurément ici et là… nous explique Michel Leiris (Francis Bacon, Albin Michel, 1983). À croire que Bacon, comme Proust, avait, en sus d'un œil unique, un don de prévoir, se survoir sauf, comme toujours, pour soi-même car le suicide de ses deux amours le jour des vernissages des deux plus grandes expositions de sa vie semble rappeler le retour inévitable de tout balancier envoyé un peu trop fort, un peu trop loin...

Francis Bacon, Triptyque, 1976, huile sur toile, pastel et lettres en transfert, 198x147,5 centimètres, collection privée. | Prudence Cuming Associates Ltd / Adagp, Paris et DACS, Londres, 2023

Tragique, donc, voilà le mot qui sied à tout humain, aussi bien à notre époque de bisounours faisant la danse de l’autruche au-dessus du volcan, qu'avant, après ; tragique comme le fut et le sera la destinée des Hommes mais dont les maîtres du monde s’efforcent de transfigurer en grand divertissement sous la bannière du Bien et du Mal, omettant ce gris qui règne et rappelle la réalité, la seule qui compte.
Alors se confronter à une toile, voire un triptyque, de Francis Bacon est insupportable pour les lâches qui préfèrent optimiser leur avenir sur du sable, alors qu’il convient – comme pour les tableaux de Soutine – d’affronter cette vie telle qu’elle est et ainsi de pouvoir apprécier la beauté de tout instant, de tout événement, de toute chose, selon le périmètre de l’action qui l’a sollicitée.
Narré dans la chronologie, saupoudré de la genèse des principaux tableaux, ce roman poignant soulève le dernier voile sur l'intimité du peintre dont les frasques ont parfois détourné l'attention d'une œuvre magistrale. Ainsi, avec l’album de Michel Leiris, les Trois études de Jonathan Littell et ce roman vous avez à votre disposition votre propre triptyque sur Francis Bacon.

François Xavier

Maylis Besserie, La Nourrice de Francis Bacon, Gallimard, août 2023, 248 p.-, 20€
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Triptyque inspiré par l'Orestie d'Eschyle, 1981, huile sur toile, chaque panneau 198x148 centimètres, Astrup Fearnley Muse et für moderne Kunst, Oslo. | Prudence Cuming Associates Ltd / Adagp, Paris et DACS, Londres, 2023

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