Mille ans de raffinements japonais

Au Japon, ce texte fondateur est unanimement célébré. Il est lu et connu de tous, vu comme un récit à la portée universelle et intemporelle, un monument de la littérature mondiale. Datant de 1010 environ, au temps de la fastueuse cour de Heian, écrit par une dame lettrée et fille de poète qui prit le surnom Murasaki Shikibu, le Dit du Genji ou Genji monogatari croise politique, art et psychologie et confronte entre elles les destinées de quelques 500 personnages.
Avec ses milliers de pages, l’œuvre est colossale et sa séduction inépuisable. C’est un monde au-dessus des nuages. Pour Jorge Luis Borges, aucun livre ne l’égale et Charles Haguenauer, éminent japoniste français et grand connaisseur du Dit du Genji, écrivait en 1959 : C’est une œuvre qui offre un caractère profondément humain ; elle conserve, sous le fard dont elle est parée, une fraîcheur et un charme tels qu’elle prend tout naturellement rang au nombre des plus belles productions littéraires de l’humanité….un chef d’œuvre à la lecture duquel aucun esprit affiné ne restera insensible, quelle que soit la civilisation qui l’a formé.
Tout dans ce conte est finesse et faste, passion et tension, jalousie et mélancolie, manigances et élégance. Les histoires se déroulent dans une nature omniprésente que rythment les saisons. À travers les deux extraits suivants, on peut voir combien les mots, tels les fils à une étoffe de prix, donnent aux pages nuances, reliefs, et chatoiements.
En quel règne je ne sais, parmi les épouses impériales et dames d’atour qui nombreuses servaient Sa Majesté, il en était une qu’entre toutes, et encore qu’elle ne fût de très insigne parage, sa faveur avait pour l’heure distinguée. Celles qui par le principe avaient pu se flatter de l’emporter, décriaient et jalousaient celle-là qui avait ruiné leurs espoirs.
Vinrent les averses d’hiver ; certain soir mélancolique, au crépuscule, sire le Commandant se présenta ; il avait quitté ses vêtements d’été pour une casaque et des chausses d’un gris plus pâle, ce qui lui donnait un air viril et dégagé qui en imposait. Le Prince, appuyé à la balustrade devant la porte couplée de l’ouest, contemplait le jardin brûlé par le givre. Le vent soufflait en rafales violentes, et ses larmes semblaient le disputer à l’averse : « Est-elle pluie ou bien nuée devenue comment le savoir » murmura-t-il pour lui-même …

Du fait même de la richesse et de l’amplitude de son écriture, le Dit du Genji a inspiré de nombreux artistes et écrivains, puisant dans le roman les idées et les formes de multiples créations, que ce soit des laques, des estampes, des paravents, des calligraphies, des éventails, ou plus récemment des films, des adaptations pour la télévision et des manga. Parmi toutes ces œuvres, se placent au premier rang les quatre rouleaux tissés par le maître tisserand Itaro Yamaguchi, mort en 2007. Il leur a consacré sa vie. Ces rouleaux, présentés déroulés sur plus de 30 mètres de long à l’occasion de l’exposition du musée national des arts asiatiques-Guimet (jusqu’au 25 mars 2024), rejoignent l’essence de la culture japonaise et donc dix siècles plus tard le récit initial qui l’a inspiré.
Pour aboutir à l’élaboration de ces merveilles, Itaro Yamaguchi, nourri par les rouleaux du XIIe siècle qu’il a longtemps observés, a eu recours à la technique moderne du métier à tisser Jacquard. Ses compositions sont la traduction visuelle la plus parfaite des mots mêmes du Dit du Genji, en ce qui concerne notamment la richesse des habits décrits par Murasaki Shikibu. Le travail est proprement stupéfiant, car sur la plupart des rouleaux tissés, les deux éléments sont réalisés dans une technique dérivée du double-étoffe : une superposition de plusieurs nappes d’étoffes tissées les unes au-dessus des autres qui vont se lier ensemble.

Les quatre rouleaux ont été donnés au musée Guimet. Au cours de son interview réalisée en 2003, Itaro Yamaguchi explique le sens de sa démarche et comment son immense projet a pris au long des décennies cette magistrale envergure. Les illustrations montrent à quel niveau de détails et de variations des couleurs la maîtrise de l’artiste japonais est parvenue. Dans son double souci de vérité et de poésie, il a étudié par exemple, lors d’une visite au temple Genkô-an, comment les couches et les plis de l’habit d’un des moines se chevauchaient afin de réaliser aussi parfaitement que possible la tenue de Suzakuin, un des acteurs de la tragédie du Dit du Genji.
Les beautés de l’écriture comme les splendeurs tissées se rejoignent dans une même admiration, ainsi que l’écrit Shigeatsu Tominaga dans l’avant-propos de ce bel ouvrage avec sa reliure japonaise, pour ce qui transcende le temps, les cultures, les lieux, l’art, à savoir l’humain tel qu’il se donne à qui veut bien avoir la patience et l’écoute pour l’accueillir.     

Dominique Vergnon

Aurélie Samuel (sous la direction), A la cour du Prince Genji, mille ans d’imaginaire japonais, 130 illustrations, 195x270 mm, Gallimard, octobre 2023, 208 p.-, 35€

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