Raphaël, la simplicité du génie, la conscience de l’artiste
Pour
Vasari comme pour Baldassarre Castiglione, dont on connaît
l’admirable portrait peint en 1519, Raphaël était « l’incarnation
même de l’artiste». Auprès de son père Giovanni,
homme lettré qui lui fait notamment découvrir les chefs-d’œuvre
que renferme le palais ducal d’Urbino, et d’autres maîtres comme
Signorelli et Pinturicchio, brièvement peut-être Timoteo Viti, il
apprend presque dès l’enfance les rudiments du métier. Mais c’est
Piero Vanucci dit Le Pérugin, dont la renommée est alors à son
sommet en Italie et en Europe, qui donne à sa manière les bases et
les premières orientations. Raphaël a été sans conteste parmi les
garzoni de son atelier un des élèves les plus notables. Sous
cette influence décisive, Raphaël qui rejoint Le Pérugin vers
1495 va se former en copiant les suaves madones et les paysages doux
et équilibrés que ce mentor, élève de Verrocchio, produit avec un
grand talent. Mais Raphaël sent trop en lui « la tension
généreuse du génie », comme le disait André Chastel, il a
trop d’ambition, trop de soif d’apprendre et de désir d’exceller
pour se contenter d’un tel programme. Sa capacité de travail
exceptionnelle, l’étendue de son intelligence, la constance et la
justesse de son jugement, la prodigieuse habileté de sa main,
l’acuité de son œil qui fait de lui un merveilleux architecte,
son aptitude à interpréter et dépasser les attentes des
commanditaires lui ouvrent les portes des meilleures demeures
ombriennes puis celles des plus riches et des plus puissantes maisons
toscanes. Une fois établi à Florence, ces facultés lui permettent
vite de trouver sa propre place entre les deux géants qui règnent
alors, Léonard de Vinci et Michel Ange. Désormais, sa carrière
n’est plus qu’une montée continue vers cette beauté idéale
qu’il courtise depuis toujours. Il nous a laissé de cette beauté
inaccessible les plus belles images, les témoignages les plus
admirables de l’art. Elles sont depuis plus de cinq siècles comme
la mesure et la référence de la beauté lorsque celle-ci allie
grâce, sagesse, pureté, noblesse, sérénité, harmonie, force
aussi, mais contenue et peu à peu dilatée. Une beauté exprimée
non seulement à travers les visages de ses Vierges mais aussi dans
les portraits comme celui de son ami Castiglione, déjà évoqué,
celui de La Donna Velata, ceux d’Andrea Navagero et Agostino
Beazzano, le saisissant portrait de Léon X. Raphaël ne s’est pas
tenu au plus près de la nature, cette discrète inspiratrice qui
enferme et commande tout, gommant d’elle toute laideur et toute
démesure. Il l’a magnifiée, transfigurée. De son omniprésence,
il a retenu son pur couronnement, le fait humain dont il sut capter
sous les torsions extérieures les pressions intérieures. Jusqu’au
dernier degré du possible, il a puisé en elle les secrets de la
beauté, les a exaltés et éternisés. Reprenant les règles de
l’Antique, il les a conduites au point ultime où elles deviennent
une sorte de mystique, car « à cette beauté, il a donné une
âme ». Selon les mots de Joseph de Maistre, « une
éternelle adoration brille sur ces visages célestes ».
La réputation de Raphaël doit beaucoup à ses vierges qui, pour un regard rapide, paraissent toutes les mêmes. Pourtant, chacune est en soi l’aboutissement de la perfection, obéit à sa propre dynamique. Pour reprendre Vasari, elles possèdent « aux yeux la modestie, au front l’honneur, au nez la grâce, à la bouche la vertu ». François Anatole Gruyer, (1825-1909), qui fut inspecteur général des Beaux-arts et membre de l’Académie des Beaux-arts, publia en 1869 un ouvrage consacré à ces innombrables vierges et saintes. Dans le style de l’époque, il relatait l’amplitude du registre du maître, son incroyable virtuosité pour multiplier les effets de lumière et de transparence, varier les poses et les regards, rendre « la grâce sans mollesse et la vigueur sans rudesse », accroître cette ascension vers le mystère de la maternité, comment Raphaël savait se « montrer savant en restant artiste ». Ses descriptions sont intéressantes car elles donnent à voir en quelque sorte le tableau dans ces détails, en particulier les vêtements. Un exemple parmi d’autres, qui concerne Sainte Catherine d’Alexandrie, une huile sur bois datant de 1507. La martyre, habitée par une extase, se détachant d’un paysage idyllique, suit un mouvement en spirale qui la porte de la terre et de la roue du supplice vers le ciel, soulignant ce passage du matériel vers l’immatériel. « La robe est toute florentine, violette, agrafée par devant et ornée d'une légende d'or en haut du corsage. Les manches sont vertes et appartiennent à une tunique de dessous. Le manteau rouge, à revers jaune, est jeté sur l'épaule gauche, enveloppe seulement le bras gauche et tombe sur les cuisses. Un voile de gaze blanche, légèrement azuré, est ramené des cheveux derrière le cou, passe sur l'épaule gauche et l'orne d’une écharpe qui se croise sur la poitrine. Les cheveux blonds, ceints d'un cordon rouge, s'arrangent en nattes et en bandeaux ondoyants, qui dégagent les tempes et fuient derrière la tête en couvrant les oreilles. Le front, bien développé, s'ouvre à l'intelligence divine. Les yeux, levés au ciel, semblent voir dans une lumière radieuse que la foi est le seul fondement sur lequel la science puisse bâtir quelque chose de stable ».
L’existence
de ce météore est aussi courte que lumineuse. Il faut la découvrir
année après année pour en apprécier la trajectoire complète, en
sachant que sans doute des faits saillants manquent encore pour
évaluer toute sa richesse et son importance. Quelques jalons pour
situer son cours. Raffaello Santi ou Sanzio est né en 1483, fin mars
ou début avril, à Urbino, cité que Federico da Montefeltro avait
hissée à un niveau de morale et de culture jamais atteint
auparavant. L'enfant ouvrait ainsi les yeux sur un espace ordonné,
heureux, celui d’une commune qui était alors considérée comme la
lumière de son pays, qui plus est au printemps, quand tout est
virginité et promesse. La gentillesse innée de Raphaël, ce
« dédain de toute ruse » dont parle Stendhal dans ses
Promenades dans Rome,
son affabilité, un caractère « ignorant la suffisance comme
l’envie », cet angélisme incarné qui en fait une « fleur
de serre », s’habillent à ce contact d’un lyrisme
religieux mais aussi d’un sens de l’équilibre et de la
proportion qui ne le quitteront plus même une fois confrontés aux
aspérités de la société humaniste et combattante de cette époque,
partagée entre les aspirations unitaires et les revendications
contradictoires qui forgeront l’histoire de la Péninsule. A la fin
de 1508, à l’invitation de Bramante, Raphaël est à Rome prêt à
donner au Pape Jules II « la preuve de sa valeur ». Il a
perdu sa timidité et se révèle capable d’imposer avec une calme
persuasion ses opinions que le Pontife utilisera pour faire triompher
la puissance spirituelle de l’Eglise et les nouvelles règles d’une
culture artistique et religieuse. A vingt-six ans, Raphaël,
le fortunato garzon,
occupe une place privilégiée au Vatican. Il règne sur ses
assistants, sur la cour pontificale, sur la Ville Eternelle.
Lui
le cadet de tous, il se voit confié, charge immense, la décoration
des nouveaux appartements du Pape. Peintes entre 1508 et 1514, les
fresques des Stanze
du Vatican marquent définitivement une espèce d’apothéose dans
la manière du brillant invité romain devant lequel ses pairs,
pourtant prestigieux et confirmés, vont un à un s’incliner et
s’effacer. Les thèmes et les tons sont en accord complet « avec
la géométrie de la terre et la philosophie de l’homme. Tout est
ralliement unanime et élève à la sérénité les pulsations
les plus fortes». Dans L’Ecole
d’Athènes, « ce manifeste de
la culture universelle», située dans la chambre de la
Signature, La Rencontre de Léon le
Grand et d’Attila et La
Messe de Bolsène situées dans la
chambre d’Héliodore, La Bataille
d’Ostie (1514), qui se trouve dans la
chambre de l’Incendie, deviennent autant de scènes magnifiant cet
esprit de la Renaissance et soulignent avec la force d’un chant
homérique le rôle de la Civilisation. Raphaël projetait ses plans
et les peignait en même temps. Il engendrait « un rythme
sonore » dont l’autorité laissa plus qu’admiratifs légats,
cardinaux, ambassadeurs, courtisans jusqu’au menu peuple admis à
venir saluer ce prodigieux travail qui remuait les consciences. Ce
fut là un accord total entre une réflexion et sa concrétisation,
interprété dans une fusion non moins complète de jeux de teintes -
du vert, du pourpre, des blancs, des ors - et de formes agiles,
nettes, irrévocables. Il y avait là un véritable écho entre la
liberté créatrice et la soumission à la transcendance. En tout, il
mettait la même charge de volonté, de savoir, de correction.
S’épuisait-il à trop travailler, trop penser, à ressentir en lui
sourdre sans cesse ces élans créatifs et affectifs qui minent le
corps et exténuent le cerveau? Quels maux le rongeaient lentement?
Il mourut le 6 avril 1520, à trente sept ans, un vendredi saint, qui
avait été aussi le jour de sa naissance, terrassé par une nouvelle
crise de ces fièvres récurrentes qui l’abattaient et que l’on
endurait souvent à Rome en cette saison. Selon le mot de Vasari, la
peinture devenait aveugle. Selon ses amis d’alors et ceux qui le
devinrent des siècles plus tard, ce jour-là « un dieu venait
de disparaître ».
La réputation de Raphaël doit beaucoup à ses vierges qui, pour un regard rapide, paraissent toutes les mêmes. Pourtant, chacune est en soi l’aboutissement de la perfection, obéit à sa propre dynamique. Pour reprendre Vasari, elles possèdent « aux yeux la modestie, au front l’honneur, au nez la grâce, à la bouche la vertu ». François Anatole Gruyer, (1825-1909), qui fut inspecteur général des Beaux-arts et membre de l’Académie des Beaux-arts, publia en 1869 un ouvrage consacré à ces innombrables vierges et saintes. Dans le style de l’époque, il relatait l’amplitude du registre du maître, son incroyable virtuosité pour multiplier les effets de lumière et de transparence, varier les poses et les regards, rendre « la grâce sans mollesse et la vigueur sans rudesse », accroître cette ascension vers le mystère de la maternité, comment Raphaël savait se « montrer savant en restant artiste ». Ses descriptions sont intéressantes car elles donnent à voir en quelque sorte le tableau dans ces détails, en particulier les vêtements. Un exemple parmi d’autres, qui concerne Sainte Catherine d’Alexandrie, une huile sur bois datant de 1507. La martyre, habitée par une extase, se détachant d’un paysage idyllique, suit un mouvement en spirale qui la porte de la terre et de la roue du supplice vers le ciel, soulignant ce passage du matériel vers l’immatériel. « La robe est toute florentine, violette, agrafée par devant et ornée d'une légende d'or en haut du corsage. Les manches sont vertes et appartiennent à une tunique de dessous. Le manteau rouge, à revers jaune, est jeté sur l'épaule gauche, enveloppe seulement le bras gauche et tombe sur les cuisses. Un voile de gaze blanche, légèrement azuré, est ramené des cheveux derrière le cou, passe sur l'épaule gauche et l'orne d’une écharpe qui se croise sur la poitrine. Les cheveux blonds, ceints d'un cordon rouge, s'arrangent en nattes et en bandeaux ondoyants, qui dégagent les tempes et fuient derrière la tête en couvrant les oreilles. Le front, bien développé, s'ouvre à l'intelligence divine. Les yeux, levés au ciel, semblent voir dans une lumière radieuse que la foi est le seul fondement sur lequel la science puisse bâtir quelque chose de stable ».
Résultant
de nouvelles recherches et constituant ainsi de nouvelles approches
de l’histoire de l’art, les documents qui sont régulièrement
trouvés et exploités ne cessent d’élargir et d’approfondir nos
connaissances. Des éléments neufs confirment ou révisent les
données antérieures. Dates plus précises, découvertes de sources
ignorées jusqu’alors, mises en perspective des contextes sociaux
et économiques, commentaires plus pointus et autres méthodes
d’analyse, révision des attributions, tout concourt à ouvrir les
champs du savoir. Ainsi de ces deux ouvrages qui contribuent
grandement à ce travail de renouvellement et de précision. A
l’immense édifice marqué au fronton du nom de Raphaël, ils
apportent d’autres éclairages, sans éteindre les précédents. Si
Joséphine Le Foll retient au départ le schéma classique et
fondamental du lien vie-œuvre, elle enrichit le texte par une
lecture fouillée conduite année après année, voire mois après
mois, de la fulgurante vie du peintre en intégrant à ses côtés
des faits parfois majeurs dans lesquels interviennent quantités de
personnages. Il est alors plus facile d’en suivre le déroulement,
d’estimer à leur juste valeur le rôle des réseaux, de relier les
causes et les conséquences de certains actes qui ont pu être
déterminants. Elle se réfère en outre à des correspondances
d’époque dont elle extrait les lignes utiles ou explicatives pour
comprendre la personnalité de Raphaël, ce qui est le meilleur moyen
de « faire entendre indirectement sa voix». Placé sous la
co-direction de Tom Henry et Paul Joannides, le magnifique catalogue
qui accompagne l’exposition du Louvre présente les sept dernières
années de Raphaël. Ouvrage d’érudition qui met en évidence,
entre autres points, son travail romain. Il souligne également
combien l’œuvre de Raphaël a évolué et innové constamment au
fil du temps. De nombreux autres volets sont traités, comme le rôle
des élèves avec au premier rang d’entre eux, Giulio Romano.
Différents quant à leurs objectifs, répondant à des ambitions
divergentes, ces deux superbes livres se complètent et s’élargissent
mutuellement. Raphaël en majesté !
Dominique Vergnon
Joséphine Le Foll, Raphaël, sa vie, son œuvre, son temps, 340 illustrations, 19,5x26cm, Hazan, septembre 2012, 320 pages, 45 euros
Tom Henry, Paul Joannides, Raphaël ; les dernières années, 300 illustrations 24 x 30 cm, Hazan - Musée du Louvre Editions, octobre 2012, 352 pages, 45 euros
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