Paul Klee, une existence construite entre peinture et musique

Les temps de guerre sont durs. Pour les soldats comme pour les artistes. En 1917, Paul Klee, affecté à l’école de l’air de Gersthofen située près de Munich, utilise, à défaut de toile, des chutes de tissu servant à revêtir les ailes des avions. La matière est rêche, malaisée. Pourtant, bien qu’accomplissant avec soin ses taches de soldat, il prend la situation avec ironie et considère la guerre comme un théâtre. Se détachant quelque peu du monde, inspiré par un désir de bonheur et de paix, il réalise sur ce support grossier un tableau touchant, poétique à souhait, coloré comme un jour de fête. Il le peint comme on chante, d’un pinceau allègre. Du toit d’une petite maison jaune, mauve et verte sortent d’étranges arbres sur lesquels poussent des fleurs et des feuilles encore plus curieuses, avec leurs pétales roses et bleus, un fruit émeraude. Ce lieu est céleste, hors du monde affreux qui l’entoure. La Maison élue a été construite non pas dans « une région d’ici bas… mais dans une région au-delà qui peut au moins rester intacte ». Après cette période cruelle, durant laquelle sa production de dessins demeure abondante, Paul Klee (1879 - 1940) connaît peu à peu le succès. Ouvrages, expositions, enseignement, le voici doucement propulsé sur le devant de la scène artistique. Il n’en poursuit pas moins son engagement et ses recherches plastiques. Au Bauhaus, creuset d’idées et d’amitiés, lieu de liberté et d’unité, Klee qui en parallèle à ses cours, travaille à ses tableaux, est apprécié des étudiants qui le « décrivent comme une œuvre d’art en soi ». A partir de 1920, en une dizaine d’années, sa carrière atteint la renommée. Il voyage en France, en Italie, s’émeut devant les vestiges antiques, élargit sa collection personnelle d’objets de toute nature, « ailes de papillon, coquillages, pierres colorées, feuilles, mousses ». Ces minces trésors, il les relie à la création dans son ensemble et voit combien entre « toutes les choses sous cette terre, à sa surface et dans le ciel », les attaches sont fortes.


Cette approche cosmique qui est sienne permet de mieux saisir la démarche de l’artiste, sa volonté de synthèse du monde, sa tension vers la spiritualité. L’œuvre d’art est à sa manière une genèse, la création cohérente d’une totalité progressivement produite par quantités d’éléments associés, « liés par des lois mathématiques ». Les mouvements des formes, la dynamique des couleurs expriment la sensation, éprouvée, ressentie, « inobjective ». Face à la nature, la liberté doit conduire la main, la fidélité en entraverait le geste. Comme un enfant qui commence à dessiner, avec simplicité, concision, humilité, il convient de suivre la spontanéité de la pensée. La nature crée elle-même en prenant l’artiste pour son interprète. L’exemple du tableau intitulé Petite histoire d’un petit nain de 1925, montre le glissement subtile qui s’opère depuis le moment initial de l’œuvre jusqu’à sa conclusion, celle qui du moins se rend apparente. Les deux têtes du gnome s’annoncent mutuellement, se soutiennent, s’encadrent, se distinguent. On pense aussi à Olympe détruit, (plume et aquarelle sur papier sur carton), houle de lignes qui se brisent et se reforment plus loin, dans l’espace comme dans la durée, infini de de pointes qui dominent des murs, qui percent des escaliers gigantesques et horizontaux. Dans ce dessin prodigieux, « Klee conduit le spectateur vers des lieux imaginaires, vers d’énigmatiques constructions et monuments, sanctuaires, temples, mausolées et palais ». Ainsi, ici à nouveau, la phrase célèbre acquière-t-elle sa portée et signe la trajectoire entière : « l’art ne reproduit pas le visible, il rend visible ». Ne faudrait-il pas ajouter audible, tant le lien avec l’écoute est évident.


La musique chez Klee occupe une telle place qu’elle est l’autre versant de son existence, ou plutôt son autre raison première. Depuis son jeune âge, il joue du violon. Lily, sa femme, aussi. Félix leur fils également. Son père enseignait le piano, sa mère chantait. Ses compositeurs de prédilection sont Mozart, Bach et pour d’autres motifs, Arnold Schoenberg. Les corrélations avec la peinture lui sont apparues immédiates, manifestes. Le clavier, la palette, il n’aura pas vraiment à choisir. Les mots essentiels qui se rapportent à la musique valent pour toutes les images qu’il a réalisées, peintures comme dessins. Rythme, cadence, touche, harmonie, mesure, ton, chacun s’applique à son œuvre, la fait vibrer, résonner, chuchoter, en sourdine ou crescendo. Il est des tableaux qui pour ainsi dire s’entendent, comme cette Fugue en rouge, aquarelle et crayon de 1921. Pierre Boulez, admirateur de l’artiste, écrira dans Le Pays fertile, Paul Klee : « Si Klee a pris la fugue pour modèle, ce n'est surement pas pour composer graphiquement une fugue au sens musical du terme, mais plutôt pour retrouver dans un tableau un certain type de retours, de répétitions et de variations qui sont à la base du langage fugué ». Nous écoutons une transparence de rouges, de roses, de carmin léger, d’écarlate effleuré, nous voyons une mélodie de couleurs qui se déclinent en dégradés savants, lentement mobiles vers la droite. L’œil se prolonge par l’ouïe ou l’inverse. Le son s’aligne sur la couleur, dans une double entente, et procure la même résonance, des correspondances similaires offertes aux deux sens. Pour chacun, c’est l’endroit «où l’univers et notre cerveau se rejoignent ». De tableau en tableau, il expérimente de cette manière la conciliation des sons et des formes, des notes en contrepoints et des volumes sonores, toutes images qui deviennent des « partitions visuelles ».


Cette double architecture qui traverse sa vie est une polyphonie, elle est « le credo du créateur » de génie qu’il ne cesse d’être et que cet ouvrage met en valeur d’une manière magistrale. Dans ce livre, qui établit « un dialogue entre vitalité poétique et réflexion théorique » et permet de comprendre les enjeux esthétiques de son temps, Klee se découvre jour après jour, année après année. Il se révèle dans ses dimensions à la fois humaines, notamment quand débute sa maladie à la fin de l’été de 1935, intimes avec son amour des chats, culturelles par sa passion pour les curiosités de la nature comme les plantes et les feuilles rangées dans son herbier dont il notait les noms latins, artistiques enfin avec cette recherche inassouvie des rapports équilibrés entre lignes et valeurs. Les auteurs partagent leur savoir sans érudition, mais avec le vrai talent de ceux qui mettent leurs connaissances au service de tous. Ils expliquent le cheminement artistique et conceptuel de Klee, son appropriation de la lumière au cours de son voyage en Tunisie, ses relations avec Kandinsky, comment et pourquoi l’image que la couleur envahit se fait orchestration au même titre que la partition que les notes ponctuent se change en « champ de signes ». De nombreuses photos accompagnent les œuvres et rendent encore plus proche et captivant ce grand maître, pionnier de l’abstraction.


Dominique Vergnon


Christine Hopfengart, Michel Baumgartner, Paul Klee, sa vie, son oeuvre collection Monographies, 200 illustrations, 25x29cm, Hazan, octobre 2012, 336 pages, 69 euros.

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