Georges Braque, une méditation puissante et solitaire

« Mais comment décrire ses tableaux ? Comment dire la sensation que provoque en moi la verticale à peine désaxée du vase et des fleurs qui montent sur le fond gris ?...Mais pourquoi, pourquoi ses fleurs nous semblent-elles merveilleuses ? ». Ces mots poignants sont de Giacometti, qui s’interroge et nous interroge au sujet d’un tableau de Braque. Ce dernier répondra, et sa réponse fera autorité car elle dépasse son œuvre, toute œuvre et s’élève au-dessus des débats. « Il n’est en art qu’une chose qui vaille, celle que l’on ne peut expliquer ». L’auteur de ce livre consacré à George Braque, en relatant ce fait, ajoute « qu’en dernier recours, on peut évoquer l’ineffable ». A la lecture de ces pages, ce mot revient, résonne, résiste. Du latin ineffabilis, qui ne peut se dire. Pas de paroles, ou le moins possible. Commenter l’œuvre de Braque, avec le respect qui s’impose, à la jointure de l’émotion et du silence, de la proximité et de la distance.

 

Une photo prise vers 1960, à Varengeville, montre les deux hommes souriants, proches par le regard, Braque marqué par la maladie, (il mourra trois ans plus tard), Giacometti encore dans la force de sa maturité, à la veille de remporter les grands prix qui vont couronner sa carrière jusqu’à la fin (il meurt en 1966). Après la mort de Braque, Giacometti fait un portrait du défunt saisissant de vérité et d’amitié. [ll] «reste à cet instant aussi vivant que dans le passé, plus vivant peut-être que jamais, quelque part dans sa maison, dans son atelier, ici à Paris, ou au bord de la mer, allant, venant, d’un tableau à l’autre, fumant sa cigarette. Je me vois chez lui, l’écoutant, parlant, une tasse de café devant nous sur la petite table comme ce fut le cas de nombreuses fois depuis 1930 ». Plus loin, pensant à ces peintures cubistes qui marquent les premières années, il note qu’ « elles concrétisaient…l’ouverture immense et exaltante dans l’avenir et la fraîcheur immédiate de toutes choses ».

 

Elégant, discret, réservé, peu enclin au bavardage, surtout s’agissant de sa vie personnelle, rétif aux cérémonies officielles - il aurait refusé l’idée de funérailles nationales  - Braque aimait la solitude, ce lien irrécusable avec le réel quand on le partage avec soi-même. Non qu’il fut sauvage ou sans amis. Au contraire, il attirait à lui les plus belles intelligences. Mais sa démarche consistait à nourrir la pensée dans une sorte d’isolement pour mieux la faire éclore. Travaillant à plusieurs tableaux en même temps, huit ou dix parfois, les laissant puis les reprenant, il recevait de sa mémoire puissante ses rêves et ses certitudes. Il avançait ainsi, enrichissant de gemmes et métamorphosant en joyau un labeur assidu. Comme cet espace qu’il peignait d’abord, pour le remplir peu à peu de fulgurances, d’arabesques, de méditations. On sait la place occupée par les oiseaux dans son travail à partir de 1954. Des oiseaux « sujets à mutations », rattachés au ciel, unis à la lumière. « L’oiseau est venu naturellement se poser à la cime, blanc effet de surprise », répondait-il à celui qui s’inquiétait de savoir d’où venaient ces oiseaux, formes du vol et de la légèreté, traits de couleurs portés par des ailes. « L’oiseau résume tout mon art ».

 

Après les feux de ses débuts, dont la chaleur et la lumière vive se propagent notamment dans les toiles consacrées à l’Estaque, Braque aborde autrement l’espace, en annule les perspectives, le géométrise. Période des « petits cubes » dont parle Matisse. La grande odyssée du cubisme commence. Avec elle, la disparition des références habituelles, sans que rien ne se perde totalement. Le tableau Compotier et cartes, de 1913, huile rehaussée au crayon et au fusain sur toile, est un des signaux connus de cette période éblouissante. En 1930, il s’est installé en Haute Normandie, à Varengeville-sur-mer. La nature est présente dans les œuvres d’alors, stylisée, toujours lyrique. Que ce soit dans les natures mortes ou les paysages, les éléments s’aimantent, les accords se trouvent d’eux-mêmes, comme chez Chardin, un nom qui jalonnait une des étapes du parcours de Braque, quand jeune, il allait visiter les « grands coloristes du passé ». A l’instar du maître, chacun de ses tableaux éclaire sans éblouir, comme la formule d’Alex Danchev sonne juste.   

 

Passé par Oxford et Cambridge, spécialisé en relations politiques internationales, l’auteur s’intéresse depuis longtemps à la peinture. Il a déjà écrit sur Braque. Dans ces pages, ayant accédé à des informations en direct auprès de beaucoup de personnes, il détaille la vie du peintre, l’émaille d’événements oubliés ou méconnus, de faits nouveaux qui ajoutent encore à son charme et sa carrure. Parmi les anecdotes et les petites histoires, on peut en retenir plusieurs, savoureuses, révélatrices du caractère de Braque. A propos de Gertrude Stein par exemple, qui écrivait « Brack ». Cette dernière brosse avec ses mots curieux et approximatifs un profil peu amène de l’homme, notant sa « neuresthénie » (sic), qu’il « met les crochets et tient les choses et prend son dîner ». Braque répliquera, avec des termes posés et tranchants. « Pour quelqu’un qui se pose en autorité sur l’époque, on peut dire qu’elle n’a jamais dépassé le stade du tourisme… ». Autres passages pleins de surprises et de méprises, les joutes oratoires entre Picasso et Braque, qui se surveillent, se brouillent, se retrouvent, plaisantent, s’égratignent.

 

Outre les citations, les documents, les notes qui abondent dans cette biographie, les photos participent à une connaissance plus intime : Braque jeune et son père ; Braque en route vers Sorgues tenant son vélo d’une main, une gourde de l’autre ; Braque sur le front en 1914 ; Braque blessé ; Braque en bretelles et manches de chemise retroussées ; Braque et son chauffeur à côté de la Simca cabriolet ; lui encore dans l’atelier de Picasso, en conversation avec Paulhan et Saint-John Perse, au travail enfin, les cheveux blancs comme une fine couronne.

 

Braque est à l’honneur, au Grand Palais, dans le cadre d’une vaste rétrospective, qui est un  déploiement de ses talents et un hommage aussi. « J’ai creusé mon sillon et j’ai avancé avec lenteur… ». Braque « ouvre la porte sur le mystère ». La lecture de ce livre permet de découvrir d’autres chapitres de cette vie ample et féconde, d’écouter l’enseignement de celui qui a su le délivrer avec modestie, comme en s’effaçant, sans prendre de posture. Braque n’avait pas le culte du moi, il ne tenait pas aux définitions. Arriver à l’harmonie, selon ses mots, voilà le but de sa traversée. Une bibliographie aussi complète que possible a été incluse. Seize reproductions de tableaux, assez représentatifs des différentes périodes, terminent l’ouvrage. « La vie est une éternelle révélation », disait-il. Avec lui, la peinture aussi.

 

Dominique Vergnon

 

Alex Danchev, Georges Braque, le défi silencieux, Hazan collection Biographie, 16x23,5 cm, 368 pages, septembre 2013, 32 euros.  

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