Robert Delaunay et la couleur, uniquement la couleur

Au Salon des Indépendants qui se tient à Paris en 1913, Robert Delaunay présente une toile qui surprend par ses couleurs vives, les mouvements démultipliés, les motifs qui se recoupent, le voisinage de la Tour Eiffel et de la Grande Roue, les joueurs qui s’affrontent, l’un d’eux plus fort, haut que les autres s’approchant du ballon qui est en l’air, les noms de publicité, enfin un biplan qui survole le tout. Un choc visuel pour les regards d’alors, qui le demeure aujourd’hui.

La modernité est décrite là dans ses dernières composantes, le sport collectif, les attractions, la consommation que les affiches – les placards publicitaires, ou le panneau-réclame comme disaient certains – attisent, tout cela est accessible désormais à tous ou presque. Ce tableau s’appelle L’Equipe de Cardiff. Delaunay exécute une vingtaine  de versions de cette toile qui va prendre valeur de manifeste.
Au crayon, à l’huile, à l’encre, au pastel, il revient sans cesse sur le sujet, le corrige, le modifie, en explore le vocabulaire possible, use d’un style nouveau, qui traverse une époque où se brassent les courants artistiques d’hier et de demain, le cubisme et le futurisme alors que et s’annonce venue d’outre océan, la culture pop.
Un pop art qui met la peinture sous pression.

Dans ce livre dense, très bien illustré grâce à de nombreux inédits, qui mériterait une longue présentation, (on lira par exemple avec plaisir les pages consacrées au Drame politique,  rapprochant de la une du Petit Journal daté du 29 mars 1914, quand Madame Caillaux tue à coups de revolver M. Gaston Calmette, directeur du Figaro, la transposition de Delaunay), un sujet sans doute retient l’attention. L’avion. Sa présence n’est pas due au hasard, à un souci seulement de décoration.
Robert Delaunay (1885-1941) s’intéresse à ce nouvel outil des conquêtes humaines et l’aéronautique est un domaine qui le fascine. Il faut se souvenir que l’exploit de Blériot qui a traversé la Manche quelques années auparavant est dans tous les esprits. Le peintre lui rend d’ailleurs hommage dans une huile sur toile de 1914. Le biplan, l’hélice, la Tour Eiffel, les innombrables cercles animent ce tableau dans une rare et joyeuse symphonie de couleurs qui vibrent et s’entrechoquent dans une mobilité optique.
Un pavillon est consacré à l’aéronautique lors de l’Exposition internationale de 1937. Il affectait une disposition aérodynamique en ce sens qu'il présentait une avancée de forme tronconique constituée par des matériaux transparents qui vous laissaient, le soir, apercevoir de l’Esplanade, les avions éclairés par de puissants projecteurs. A l’arrière, une coupole à l’étage dans laquelle même en plein jour, étaient réalisés les effets de lumière les plus nuancés évoquant les variations atmosphériques sur les appareils légers des sections d’Aviation Populaire.
Toute la dynamique des formes conçues pour dominer l’air, cette orchestration abstraite de cercles et d’anneaux qui tout en interrogeant et en séduisant l’œil est parfaitement intelligible, est lumineusement traduite dans Hélice et Rythme. A une page d’intervalle, le rapprochement entre la peinture et la photo est éloquent. De même, le tableau Le Dirigeable de la Tour (1909) renvoie-t-il à l’une de ces cartes postales qu’affectionnait le peintre, montrant le dirigeable République vu de l’arrière.

De même que les foules s’enthousiasment pour les sensations nouvelles, comme le montre un dessin de l’illustrateur belge Georges Koister paru dans Le Rire (décembre 1913), le public désormais s’engoue pour les compétitions sportives. Dans le chapitre intitulé "L’art et le muscle", l’auteur relate le long cheminement créatif de L’Equipe de Cardiff. Une allégorie de la compétition !
Delaunay assista-t-il au match qui en est à la source de l’œuvre, cette rencontre phare France-Pays de Galles, au Parc des Princes le 28 février 1913 ? Sans doute. Delaunay aime l’ambiance bigarrée des stades. Il s’est inspiré pour composer le tableau, qui constitue dans la carrière de l’artiste une pièce résolument charnière, d’une photo publiée le 18 janvier 1913 dans La Vie au grand air. La scène de la touche est reprise, mais encore plus vivante, plus énergique. Ce chapitre où se croisent Apollinaire qui évoque le sport, qui est la belle machine humaine mise en mouvement, Cendrars pour qui le fameux tableau Les Joueurs de football d’Henri Rousseau (1908) est un exemple de chaîne de sensations que l’on observe dans ce ballet des gestes des deux équipes, mais aussi un peintre oublié, Octave Guillonnet qui signa en 1899 une Scène de rugby à la fois classique et très enlevée grâce à l’élan dynamique des joueurs, et même Henri Fournier, l’auteur inoubliable du Grand Meaulnes, fondateur du Club sportif de la jeunesse littéraire est à tous égards remarquablement documenté, invitant à une lecture passionnante.

Professeur d’histoire de l’art contemporain à l'Université Paris 1, Panthéon-Sorbonne, commissaire entre autres de l’exposition Robert Delaunay. De l’impressionnisme à l’abstraction, Pascal Rousseau entraîne le lecteur dans ce livre au vocabulaire exigeant mais toujours agréable à suivre et lui propose une captivante aventure dans l’acte de voir, selon Delaunay, un acte qui devient mouvement, rythme, espace. Ce dernier avait écrit : La couleur, les harmonies de couleur, les rapports de tons offrent un rythme de pénétration, de profondeur en un mot un mouvement, un isolement hors de la surface remarquable… C’est ce que j’ai essayé de réaliser pour mon œuvre avec le simultanéisme qui est à proprement parler du mouvement statique.

Dominique Vergnon

Pascal Rousseau, Robert Delaunay, l’invention du pop, 160 illustrations, 195 x 225, Hazan, novembre 2019, 336 p.-, 39,95 euros

 

Sur le même thème

Aucun commentaire pour ce contenu.