La félicité en mots et en images

Dans son ouvrage paru en 1925 sous le titre Propos sur le bonheur, le philosophe et journaliste Emile Chartier, plus connu sous le nom d’Alain, rassemblait une centaine de textes au ton incisif traitant des thèmes qui accompagnent l’humanité depuis ses premiers pas sur la terre, le corps et l’esprit, l’ambition et la mort, le temps qui passe et la politique, la religion et l’imagination, autant de sujets fondateurs. Petit livre dense, teinté d’un humour à vif, que l’on pourrait résumer ainsi en empruntant ces mots à l’écrivain lui-même : Comme la fraise a le goût de fraise, ainsi la vie a le goût de bonheur.
C’est également le propos du livre richement illustré, ajustant à chaque tableau une citation qui en élargit la portée au-delà du simple acte visuel, que vient d’écrire Pascal Dethurens. Il aborde ce vaste domaine du bonheur selon l’angle des arts, celui d’écrire, celui de peindre.  De page en page, à travers la durée et les artistes, les 10 chapitres proposés sont une suite de jalons dans ce long cheminement vers le bonheur. La joie, la sagesse, l’amour, la famille, la nature, les formes conduisant vers cet état de satisfaction absolue sont multiples, à la fois personnelles, transmises, évolutives, culturelles. Un point de convergence : davantage que le regret du passé, plus que l’espoir d’un avenir supposé meilleur, l’instant présent n’est-il pas la clé pour parvenir au bonheur ? Les anciens le disaient.
Lire et voir font partie de cette démarche. La littérature comme la peinture propose en effet une infinité de textes et de scènes qui peuvent être des alliés quotidiens. L’extase n’est plus très loin. Le mot est à retenir, c’est ce qui nous conduit hors de soi, vers l’inconcevable, en un mot ce qui mène à la joie, écrit Pascal Dethurens. Et la joie ne serait-elle pas plus accessible, plus simple à vivre que le bonheur, trop grand, trop fugitif ?

Dans un autre de ses livres,  L’Emerveillement, un titre qui est déjà en soi une invitation à vivre le mieux ou le moins mal possible devant ce réel que nous ne cessons d’affronter, Pascal Dethurens, professeur d’université, agrégé de lettres, note que ce mot désigne en premier et en dernier lieu la certitude de faire partie du monde. Il rejoint indirectement Alain.
Pascal Dethurens est passionné par les relations entre art et littérature, elles sont inépuisables. Cette double connaissance lui permet de faire appel aux écrivains et aux peintres de ses choix, ceux qui pour lui parlent du bonheur et le peignent. Ainsi d’un côté, Cicéron côtoie Joachim de Bellay, Erasme répond à Eluard, Stevenson correspond avec Pessoa et Sénèque n’est pas en reste avec Nietzsche ; de l’autre, Fra Angelico coudoie Paul Klee, Véronèse percute Andy Warhol, Velasquez annonce Georges Seurat, Renoir fait écho à Mary Cassatt. Certes il apparaît plus facile de questionner le bonheur par des mots que de l’interroger par des couleurs. Les maximes et sentences qui prouvent que cette sensation de possession de la félicité est à la fois à notre portée et presque impossible à éprouver durablement sont toutes éloquentes et pertinentes. Mircea Eliade le rappelle, la Chute nous a enlevé la béatitude, la liberté et la spontanéité des mythes paradisiaques dont jouissait l’homme primordial. Pétrarque insiste à son tour pour dire que ce que l’on pense être du bonheur n’est qu’un songe qui fuit.
À l’inverse, Casanova assure qu’il y a du bonheur sur terre et Goethe conseille de bien labourer son champ afin que le soleil luise volontiers sur votre travail. A chacun de trouver sa voie selon ses moyens pour trouver ce bonheur désiré, en lui, en l’autre, dans l’amour de plus grand et haut que soi, dans une œuvre, son métier, dans l’oubli, le rêve ?

Les tableaux apportent une seconde dimension à la réflexion, grâce à l’invitation qu’ils envoient au regard à pénétrer dans un univers où tout concoure à la séduction de la pensée, le sujet, la composition, les contrastes, l’harmonie des tons, le mouvement. Pierre Bonnard nous tend un agréable reflet du Paradis, Corot signe un merveilleux paysage de campagne romaine qui apaise, Maurice Denis évoque ces lieux d’une Arcadie enchanteresse, celle de Schopenhauer par exemple, Watteau nous emmène dans le tourbillon de la fête. Sans équivalent aux époques antérieures, la nôtre formule des impératifs plus ou moins sensés, comme le "soyez heureux" obligatoire et collectif qui est un terrible commandement notait en 2000 Pascal Bruckner.
Par ses auteurs et ses artistes, en vingt-cinq siècles, l’Occident n’a cessé, dans ses œuvres, de nous dévoiler les innombrables facettes du bonheur, écrit Pascal Dethurens, qui borde, élargit, développe, analyse, va au plus loin de ses idées pour offrir au final  un texte d’une grande finesse, puissant, érudit, amplement documenté et toujours agréable à lire. Depuis ses origines, l’horizon de l’âge d’or recule devant l’humanité.
Le bonheur est comme le sillage d’un navire, il le suit fidèlement dans cette navigation en haute mer qu’est l’existence. On l’apprécie au moment où il va s’effacer. La lecture de ce livre constitue un moment d’enjouement renouvelable à volonté.

Dominique Vergnon

Pascal Dethurens, Le bonheur dans la littérature et la peinture, 118 illustrations, 221 x 280, éditions Hazan, septembre 2022, 192 p.-, 35€

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