L’intériorité à l’œuvre chez Marc Rothko

S’il peut paraître, au premier abord, étonnant d’admettre que Rothko voulait rendre compte de la figure humaine en peignant de tels tableaux abstraits, l’on comprend mieux ce paradoxe en pénétrant l’intimité du peintre ; et qui mieux que son fils pour nous dépeindre les subtilités du dessein de son père ?
Le parcours artistique de Mark Rothko s’étend de 1923 à 1970, naissant via une figuration enracinée dans un style personnel de réalisme social jusqu’aux confins les plus ultimes de l’abstraction – parcours identique à celui de Kandinsky qui, lui, s’orienta plus vers un art géométrique mais abandonna très tôt le figuratif. Zao Wou-ki aussi débuta par le figuratif ; il est amusant de voir que tous ces grands maîtres de la peinture osèrent franchir ce gouffre apparemment impossible qui sépare deux pans entiers de leur carrière. Et tous iront vers une quête des émotions les plus fondamentales en rapport avec l’univers qui nous entoure, et de cette petite place que nous y occupons.
Abstraction et maîtrise de la couleur ne doivent pas enfermer l’artiste dans le dogme d’une spécificité, mais lui offrir plus de possibilités. Ainsi Rothko cherche-t-il à émettre une vibration, à porter à l’incandescence le regardeur pour lui ouvrir chakras et chemin spirituel vers un ailleurs plus doux que le réel auquel il est confronté contre son gré. Il témoigna que l"un des jours les plus heureux de sa vie fut celui où il vit une personne en pleurs devant l’un de ses tableaux, un presque monochrome que les fats dénigraient, et de voir que la musique picturale qui s’en échappait avait su toucher au plus profond de son âme le regardeur émut énormément l’artiste… Car une toile abstraite n’est pas un assemblage de couleurs, c’est une composition millimétrée qui se joue des contrastes pour créer des oppositions qui génèrent une série de forces. Le génie du peintre vient alors ordonner tout ce chaos avec sa technique des glacis et de la lumière pour donner profondeur et limites à l’intérieur de la toile. Exit la représentation stricto sensu de l’Homme mais l’essentiel étant ailleurs, il advient alors que ces tableaux magiques démontrent l’existence des émotions humaines.

Tout au long de ces essais écrits sur plusieurs années, Christopher examine la cohérence qui relie, sur plus de quarante années, ces toiles si divergentes d’apparence car les vérités demeurent constantes ; surtout deux. La première réside dans la présence permanente et palpable de l’humanité du peintre, au-delà des procès d’intention sur son intelligence acerbe, sa nature intransigeante ou sa propension à argumenter. Ne jamais oublier que pour lui il n’y avait pas d’art sans idée ! La deuxième vérité dévoile une fragilité de cette œuvre unique, non au sens physique mais en terme d’impact car en flirtant avec le vide elle prend le risque de devenir insignifiante, surtout pour les journalistes pressés (pléonasme). Or c’est justement cet insaisissable que nous devons capturer : le toujours présent et le pas encore advenu.
Ces pièces de peinture vivent en tant qu’objets matériels mais surtout elles communiquent avec chaque regardeur à un niveau différent car elles sont en capacité à s’adapter selon qui la contemple et comment… La peinture de Rothko, précise Morgan Thomas, possède la capacité à susciter une étrange sensation de l’expérience vécue du temps, de l’espace, de la lumière et du mouvement.
À voir à la Fondation Vuitton jusqu’au 2 avril 2024.

François Xavier

Christopher Rothko, Marc Rothko, l’intériorité à l’œuvre, traduit de l’anglais par Annie Pérez et Jean-François Allain, Hazan, octobre 2023, 312 p.-, 29€

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