Interview. Annick Geille : « La littérature est l’autre nom de la vie »


Pour son onzième roman, Annick Geille, fille de marin, enchâsse deux récits qui se répondent : l’histoire d’un couple qui se défait et un homme défait par l’histoire. Deux destins, des vies qui basculent. Porté par une écriture riche, forte, émouvante, Rien que la mer, n’en reste pas à l’écume des mots, mais plonge le lecteur au plus profond des méandres de la nature humaine. Par ailleurs, Annick Geille sélectionne pour Le Salon littéraire les meilleurs livres de la vie littéraire.

 

Le père

Il s’agit d’un ancien marin qui a survécu par miracle au drame de Mers el-Kébir. Le père transmet à sa fille le secret de cet épisode peu glorieux de la dernière guerre. Mille cinq cents marins français assassinés à quai par nos Alliés. Churchill avait décidé de s’emparer de la flotte française afin d’éviter qu’elle ne puisse tomber entre les mains des Allemands, ce qui nous aurait fait perdre la guerre. Quitte à détruire cette flotte, la meilleure du monde, s’il le fallait. Le Général de Gaulle, mis devant le fait accompli, soutiendra officiellement Churchill, mais en souffrit. Je me garde de peindre cette tragédie, ce que tant de nos livres d’histoire ont fait. Je m’intéresse plutôt au ressenti de ces jeunes hommes écrasés de chaleur, loin de chez eux, qui ne comprennent rien à ce qu'il se passe en ce 3 juillet 1940. La raison d’État, et le fait que leurs frères d’arme puissent soudain les anéantir, ces petits gars de Brest ou de Quimper ne peuvent l’envisager.

Longtemps plus tard, le rescapé d’el-Kébir, qui ne s’est jamais remis du traumatisme – le complexe du survivant – se réfugie en mer, loin des hommes, sur son bateau de pêche. Il apprendra à sa fille le goût du monde. L’apprentissage sensoriel du monde. L’amour et le respect de tous les objets du monde, en particulier l’amour et le respect du règne animal et du végétal. Il lui transmet sa relation passionnelle à la Bretagne, l’infini d’une certaine nature bretonne… Rien que la mer, ou rien que l’infini de ces paysages en lien avec la mer. Rien que la mer, c’est-à-dire rien que la vie, rien que l’écriture, rien que l’infini de la mer et de l’écriture de la vie.

 

Mers el-Kébir

Loin de vouloir entreprendre le récit du drame, ce que font parfaitement les historiens, je me suis attachée à rendre compte de ces heures d’avant la tragédie. J’ai utilisé la fiction pour me mettre dans la peau de marins condamnés à mort sans le savoir, afin de comprendre et de témoigner de leur perplexité, puis de leur totale incrédulité, et enfin de leur peur face à un danger d’autant plus impensable qu’il provient figures amies. Ces marins sont tous « frères de catastrophe ». Le mal, qu’ils affrontent brusquement, a la figure rassurante du frère. L’ami devenant peu à peu plus effrayant que tout, c’est l’énigme qu’ils n’ont pas le temps de méditer. Le peuple des marins, bretons pour la plupart, ignorait les termes de l’ultimatum qui fut fixé à ses supérieurs, en ce 3 juillet, dans la baie – magnifique mais étouffante – de Mers el-Kébir. M’intéressaient beaucoup cette fournaise, ce sentiment d’étrangeté vécu par le modeste radio de bord qu’était mon père sur le Strasbourg, cette incompréhension de jeunes hommes qui vivent leur dernier jour et n’ont pas la science des faits réservés aux gradés. Cette jeunesse absurdement privée de vie, c’est cela que j’ai tenté de peindre dans ces instantanés d’avant la catastrophe. Je tais le feu et le combat proprement dit : ils concernent les récits de guerre, ce que Rien que la mer n’est absolument pas. Il s’agit d’un roman sur la manière dont, hommes ou femmes, jeunes ou atteints par l’âge, nous réagissons au malheur lorsqu’il survient : et il survient toujours à un moment donné.

 

Trahisons et défaites

Le père voit mourir ses amis, tués sous le feu « ami », en même temps que sont anéanties ses illusions de jeune homme ; il perd ses repères, sa foi vole en éclats : défaite et trahison historiques. Le mal, voilà ce que découvre Francis Le Quellec, homme jeune et bon propulsé – comme ses comparses – au cœur de la catastrophe. Une « cible molle » dirait-on aujourd’hui. Soixante ans plus tard, sa fille sera détruite d’une autre manière, ultra moderne celle-là, par la disparition soudaine de son compagnon, après vingt ans de vie commune. Une rupture dite « fantôme ». Celui qui largue toutes sortes d’amarres quitte l’autre sans laisser d’adresse, ni d’explications, défaite et trahison intimes. Pour montrer les facultés de résistance de ces deux personnages, j’ai choisi une construction qui sape la chronologie, juxtaposant leurs deux épreuves, les photographiant pour ainsi dire chapitre après chapitre, comme si le malheur du père en 1940, et celle que subit sa fille dans la France d’aujourd’hui, avaient lieu en même temps. Le roman fait exploser le temps, pour révéler la proximité existentielle des protagonistes. Au fur et à mesure des pages, le lecteur comprend le lien qui les unit. Leur parenté – qui n’est pas précisée – apparait peu à peu au lecteur. Ce qui sépare le rescapé de Kébir de la femme d’un certain âge quittée par son mari s’atténue jusqu’à leur mise en présence. Alors, le lecteur a toutes les cartes en main, tandis que se révèle – trop tard : le père tant aimé est mort – ce qui les unit.

 

La mère

Il s’agit d’une bourgeoise, fille de bourgeois, par opposition à son mari, le rescapé de Mers el-Kébir, d’origine modeste. Une mère intelligente et belle, mais non-aimante. Les parents non aimants fabriquent souvent des enfants écrivains.

 

La Bretagne

La splendeur des paysages bretons tient une place essentielle dans ce roman de la résistance et du sel de la vie. Le côté sauvage des rivages d’Armorique, lieux de légendes et de croyances (la mort y tient une place importante) a inspiré et continue d’inspirer maints artistes. De Gauguin, qui chérissait la lumière de Pont-Aven, à la prose magnifique d’Anatole le Braz, la Bretagne est en quelque sorte la terre la plus métaphysique de France.

 

Écrire

Ma vie. Je dirais : ma survie.

 

L’amour

Je suis une « athée » de l’amour, comme se plaisait à se définir Sagan. La passion dure trois ans, en effet. Cette absence de foi ne m’empêche pas de respecter ceux qui s’engagent. Le seul antidote, c’est l’amour des parents, quand il existe. Pour ce qui est du goût du monde, dans Rien que la mer, j’essaie de montrer ici ou là, au passage, ce qui ne va pas. La destruction des grands saules que chérissait le père par le profit à court terme est une autre figure du malheur. Le respect de tous les objets du monde, et pas seulement celui du genre humain, c’est ce qui nous manque le plus. L’abeille sur la fleur, les roses mariées à la vigne, le renard fuyant le chasseur, la chatte allaitant ses petits. Le merle, au pied du saule : l’amour sauve les protagonistes de Rien que la mer. Dans la vie, celui qui a de bons yeux le fait advenir.

 

La littérature ?

L’autre nom de la vie.

 

Propos recueillis par Joseph Vebret (septembre 2016)

© Photo : Léa Geoffroy

 

Annick Geille, Rien que la mer, la Grande Ourse, septembre 2016, 280 pages, 19 €

 


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