René Laporte, Notre dernier bien : la solitude. Une oeuvre rare

Hôtel de la solitude fait partie de ces récits dans lesquels on se love en mettant, le temps d’une échappée, la vie entre parenthèses. En une centaine de pages, le « bavard et joueur, buveur et coureur » impénitent qu’est Jérôme Bourdaine va en effet nous relater un étrange épisode dont il fut le protagoniste, et devenir, au terme de sa confession, notre familier, notre prochain.

 

Réfugié à Nice durant l’occupation, alors que cette ville fait toujours partie de la zone « nono », le dandy tente de prolonger, entre casino et parties mondaines, l’existence frivole qu’il s’est toujours attaché à mener. Malgré la guerre, le martèlement des bottes, la barbarie qui vient, la fin d’un monde, il prend le parti de la légèreté ; oui, la légèreté, malgré tout.

 

Puis, brusquement, « un soir, Jérôme Bourdaine éprouva comme une nausée de sa vie entre deux eaux, des conversations sur la roulette ou sur de lointains bombardements dont l’horreur ne percutait même pas dans le sourire des bavards ». Il tourne alors le dos au bal des masques en péril et des fards écaillés, embarque dans un autocar direction « La Turbie » et se laisse emmener vers un hôtel retiré, dont il a vaguement entendu vanter les mérites. Notre aspirant déserteur n’est pas déçu : à son arrivée, le lieu est inoccupé, à l’exception de la présence des tenanciers, un couple de vieillards qui sont comme fondus dans le décor 1900 et nord-africain à la fois de leur établissement aux couleurs éteintes mais qui, juché en promontoire, fait face à un panorama de toute beauté. Pendant cinq longs jours, Bourdaine sera donc l’unique pensionnaire du couple Barca. Tout en lui servant les meilleurs crus de sa cave à un prix dérisoire, le vieux Ludovic évoque à Monsieur les splendeurs d’antan de son gîte, avant la catastrophe (un accident du seul train desservant l’endroit, et jamais remis en fonction depuis). Au déjeuner, les fantômes de dames de la haute et de militaires à la retraite repeuplent la salle à manger, le laps d’une nostalgie, puis s’évanouissent pour laisser place à la fluidité des heures béatement creuses.

 

Bourdaine savoure pleinement ce dépaysement autant spatial que temporel que lui a procuré le bienfaisant hasard. Mais la plénitude du séjour se voit compromise par l’arrivée d’un étrange tandem. Par elle surtout, « belle, inutile de le préciser », qui s’assied à la table jadis occupée par le baron Henningen et, le regard dans le vide, reste seule la journée entière à attendre le retour de son mari, parti « travailler » en ville. Une délicate phase d’observation, une approche sur un mode burlesque qui tourne court face à l’esprit de repartie de la proie convoitée, et voilà notre Bourdaine à nouveau possédé par le démon de la séduction. Mais, cette fois, une force supérieure à celle de la banale pulsion s’impose au cœur de l’inconstant et va lui administrer une leçon de gravité, dans tous les sens que recouvre ce terme…

 

Le cisèlement de la prose conjuguée à une atmosphère diffuse de mystère, qui imprègne les êtres et le cadre où ils évoluent, insufflent sa puissance à ce texte, que l’on porte longtemps en soi après l’avoir terminé. Aucune morale à retirer de ces pages écrites au plus sombre de la guerre, sinon que la vie n’en finit pas de réserver des surprises, qu’elle se plaît à retirer aussitôt qu’effleurées. C’est d’ailleurs cette ironie cruelle qu’elle infligea à René Laporte, fauché par la mort à 48 ans, et qui n’eut pas le temps d’accomplir les promesses que son œuvre rare recelait. Par bonheur, il reste des éditeurs qui veillent à rétablir les injustices de l’oubli. Preuve est à nouveau faite que, malgré son nom un brin frivole, Le Dilettante n’a rien d’un amateur.

 

Frédéric Saenen

 

René Laporte, Hôtel de la solitude, Le Dilettante, avril 2012, 125 pages, 15 €

 

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