Les Inédits de René Crevel : La mort à fleur de peau
La couverture des Inédits
vous attrape comme un miroir. René Crevel (1900-1935) vous plante ses yeux
profonds et bleus comme un lac suisse, ce portrait venu d’outre-tombe,
légèrement flou, vous saisit. Des Inédits de Crevel, tient donc ! Après
tout ce qu’on avait déjà de lui, que Jean-Jacques Pauvert avait réédité
consciencieusement... Crevel c’est, dans notre souvenir, ce mauvais garçon
increvable et malade jusqu’à la moelle des os qui renaît, tel le Phénix, à
perpétuité des morts possibles. Son ami Dali disait à son propos qu’il était né
Crevel (mortel) et qu’il avait déjà vécu, qu’il était re-né et ne demandait
donc qu’à mourir et à remourir. Ceci pour la fin. A vingt-deux, il écrit à Tzara :
J’ai perdu mon magnétisme sexuel. Je suis
un vieux [...] Hors du temps et hors d’usage courant, il se devine
éternellement promis à cette mort qui flotte autour de lui. Mauvais garçon (Né révolté comme d'autres naissent avec les yeux bleus, écrira Philippe
Soupault) – bonnes et mauvaises fréquentations –, correspond avec ses amis
surréalistes et autres mondains : Etienne de Beaumont – mécène du ballet
« Parade » (Satie, Cocteau, Diaghilev et Picasso), qui fréquente également
Proust et les « invertis » du Bal du Comte d’Orgel –, Marie
Laurencin, Klaus Mann, Georges Hugnet, Adrienne Monnier... De sana en sana, il
se traîne : C’est la suisserie, la
suisserie neigeuse des malades, des sursitaires de la vie – il souffre de
tuberculose rénale. Son corps est une gangue qui le maintient en retrait. De
loin, il suit cette affaire qui lui tient à cœur : le rapprochement des
surréalistes et des communistes, qu’il appelle de ses vœux comme une guérison
possible du monde contaminé par le réel. Le réel frelaté. La maladie.
Cette correspondance agrémentée d’émouvants dessins – 1919-1935 – nous arrive comme une valise égarée qu’on ouvre vaguement curieux d’un secret lointain. Crevel se fait, en toute sincérité retenue, biographe de lui-même, déplorant en 1929 la mort de Jacques Rigaut par suicide : La terre est bien déserte. Vivants, nous ne savons pas nous réunir, morts ceux que nous aimions, nous voyons alors la place qu’ils tenaient. Les plus belles lettres sont adressées à Tota Cuevas – Bichette – son grand amour des années trente, auquel il confie ses peurs, ses angoisses, ses espoirs et son désir : Ma bouche purpurine sur vos petites cuisses. Crevel reçoit de loin les échos du monde et ceux du cœur. Son corps l’empêche d’agir et d’être au monde : Je veux avoir une santé pour travailler à cette Révolution attendue depuis tant d’années. En attendant, l’auteur de La mort difficile (1926) couvre les feuillets d’un roman inédit à ce jour : L’Arbre à méditation, que José Corti, Gaston Gallimard – ses éditeurs d’alors – refuseront. Le manuscrit débute par cette exigence post-dadaïste : Donc, faire son deuil du bon petit saint-frusquin psychologique. L’intelligence a perdu sa dernière liquette. Crevel y met en scène toutes sortes de personnages extravagants, dont Blanche Monnier – la séquestrée de Poitiers détenue chez sa mère pendant vingt-cinq ans parmi ses excréments, qui fascine cet « emmuré ». Les fées Osmose et Axolote, aussi ; Mesdames de Cavaillet et de Maintenon conversant avec madame Rolland au sujet de cette Révolution de 89 et du mot historique de cette dernière : Liberté, que de crimes on commet en ton nom. Un psychiatre souffrant d’un mal sournois, qui a revêtu les apparences d’un hippocampe rampant, s’étant dévoré lui-même après avoir bu jusqu’à la dernière goutte de sève, avalé l’ultime noyau de ses cellules épithéliales sans laisser une tête d’épingle de son écorce racornie, dédouble l’auteur.
René Crevel, toute sa courte existence, rêvera d’une rédemption possible de lui-même au sein d’une société lavée de toutes formes d’hypocrisie. Nous ne croyons pas, nous avons peur, confie-t-il à sa bien-aimée. A bout de souffle, à bout de course dans cette enveloppe charnelle transparente, il se confesse. Cet « archange du surréalisme », pour qui l’écriture est une mise à mort de soi-même, laisse à Tota Cuevas en testament ces mots : Prière de m’incinérer. Dégoût. Ensuite, il ouvre le gaz, ce 17 juin 1935, libérant son corps de cette âme incertaine. Mon corps et moi (1925), de l’écrivain fugitif, déjà, s’achevait en prophétie : La bataille achevée, la comédie finie, je suis seul, les mains vides, le cœur vide. Je suis seul.
Frédéric Chef
René Crevel, Inédits, lettres, textes, Seuil, coll. « Fiction et Cie », octobre 2013, 400 pages, 23 €
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