« Sidney Bechet en Suisse ». Un coffret somptueux

Point n’est besoin d’être féru de jazz pour connaître le nom de Sidney Bechet (1897-1959). Qui n’a, un jour ou l’autre, et sauf à être né de la dernière pluie, siffloté Petite Fleur, Les Oignons ou Dans les rues d’Antibes ? Bechet fut l’un des représentants les plus éminents du style auquel est associé le nom de sa ville natale, La Nouvelle-Orléans. Il en fut un ambassadeur exemplaire, en Europe et notamment en France où il s’établit de 1949 et jusqu’à sa mort à Garches, dix ans plus tard. Une décennie pour devenir aussi populaire que peut l’être une vedette de variétés. Une pop star, comme on dit de nos jours. Avatar assez rare devant lequel certains se croient tenus de faire la fine bouche, tant le succès peut sembler suspect, s’agissant d’un musicien de jazz.

 

S’il est vrai qu’il lui arriva, dans sa période française, de verser parfois dans une certaine facilité, du moins son œuvre antérieure plaide-t-elle  pour lui : tant à la clarinette qu’au saxophone soprano, adopté dès les années vingt, il fut et demeura un improvisateur génial, au lyrisme flamboyant, et un compositeur de mélodies assez séduisantes pour s’imposer immédiatement à la mémoire. Sans parler de son rôle auprès des pionniers les plus éminents, Freddie Keppard ou Clarence Williams auprès de qui il côtoie Louis Armstrong. Il retrouvera plus tard ce dernier pour une séance d’où seront issus notamment  Coal Cart Blues  et 2 : 19 Blues.

 

Tous les détails sur la vie de ce musicien d’exception, ainsi que des témoignages et des considérations sur son art, on les trouvera dans un livre d’art luxueusement présenté, agrémenté d’une iconographie abondante et variée ainsi que de quatre CD. L’illustration sonore jointe à l’illustration visuelle ajoute un attrait supplémentaire à un ouvrage qui vient, de façon assez inattendue, ajouter un chapitre à une histoire que l’on croyait pourtant connaître.

 

Rien, en effet, ne laissait supposer que l’on pût encore découvrir des détails ignorés de l’existence de ce musicien dont le chef d’orchestre Ernest Ansermet avait, dès 1918, dans un article de la Revue romande resté fameux, décelé l’exceptionnel talent. C’est portant l’exploration des riches archives de Roland Hippenmeyer qui a permis de nourrir le récit de Fabrice Zammarchi.  L’un et l’autre musiciens, l’un et l’autre spécialistes du jazz traditionnel et singulièrement de Bechet à qui ils ont déjà consacré des ouvrages de référence, les deux auteurs se penchent sur la période suisse du musicien. Une période couvrant les années 1949-1958 et au cours de laquelle il donna plusieurs concerts à Genève, Lausanne ou Sion. Le récit circonstancié de ces séjours helvétiques est somptueusement illustré. Photographies, affiches, témoignages, documents divers permettent de se faire une idée d’une époque où le jazz avait encore droit de cité sur les ondes et dans les salles de concert. Mieux encore, où il suscitait l’enthousiasme des foules.

 

Quant aux prestations musicales contenues dans les quatre CD, nombre d’entre elles, enregistrées pour des stations de radio, étaient restées inédites. Elles aussi constituent un véritable trésor. On y entend le saxophoniste soprano entouré des meilleures formations européennes de l’époque, dans le style traditionnel : celles de Pierre Braslavsky, Claude Luter, André Réweliotty. Sans compter les Rythmes de Radio Genève dont faisait alors partie l’excellent pianiste Henri Chaix, un all-stars (Sidney Bechet et ses solistes, en l’occurrence un ensemble composé de musiciens européens et des Américains Jack Butler et Kansas Field, établis à Paris) et, pour un concert privé, l’orchestre du saxophoniste soprano Claude Aubert où l’on retrouve Henri Chaix.  

 

Sur le plan strictement musical, on n’attendra pas, évidemment, de révélation inouïe – au sens premier du terme. Bechet y exploite le répertoire dans lequel il s’est illustré et s’illustre encore dans les dernières années de son existence. De Summertime à Saint Louis Blues, de Blues In The Air à American Rhythm, peu de variantes d’une interprétation à l’autre. Elles permettent, en revanche, de comparer les musiciens européens qui entourent un soliste auquel ils servent avant tout de faire valoir. Un géant dont l’envergure, quel que soit par ailleurs leur talent intrinsèque, les dépasse largement. Ce que l’on savait déjà.

 

 Aussi bien l’intérêt principal de ces enregistrements inédits se situe-t-il ailleurs, dans les interviews accordées à des animateurs de radio. Sidney, dont on connaissait l’art de conteur grâce à « L’Histoire de Sidney Bechet » (Vogue,  réédition 2009), s’y raconte, donne des précisions sur La Nouvelle-Orléans de sa jeunesse, ses coutumes pittoresques, les débuts du jazz. Il raconte la genèse, illustrée par quelques extraits, de son ballet La Nuit est une sorcière (Vogue, 1953), tentative d’un cross over auquel il ne sacrifiera plus par la suite. Rien de plus savoureux que son parler créole, son français hésitant, son ton chaleureux.

Il s’y révèle tel qu’en lui-même, sans nul artifice.

 

Toutes ces raisons rendent irremplaçable un coffret auquel l’Académie du jazz a décerné, en 2014, son Prix de la meilleure réédition ou du meilleur inédit. Récompense amplement méritée pour ce qui va très vite devenir un collector recherché.

 

Jacques Aboucaya

 

Sidney Bechet en Suisse. Coffret de 4 CD + copieux livre d’art de 216 pages, bilingue, illustré, relié, sous emboîtage, format 30 x 30 cm, comportant, outre une biographie détaillée, quelque 250 photos et 140 documents peu connus, voire inconnus jusqu’ici. United Music Foundation/www.unitedmusic.ch, décembre 2014, 179 CHF.

 

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