Jazz. Charlie Parker, Don Byas, Alain Tercinet, Champian Fulton : L’histoire s’écrit au présent

L’intégrale Charlie Parker prend des dimensions de cathédrale – ce qui n’a rien d’incongru, compte tenu du rôle capital joué par Bird dans l’histoire du jazz. Elle en est à son onzième volume (1). Intitulé « This Time The Dream’s On Me »,  celui-ci couvre l’année 1952, depuis les jam sessions du JATP de Norman Granz jusqu’aux faces enregistrées par le Charlie Parker Sextet, en passant par le fameux quintette avec cordes et des enregistrements parus sous le nom du bassiste Harry Babasin.

 

Particulièrement intéressantes, les sessions du Jazz At The Philharmonic. Non seulement elles regroupent quelques-uns des musiciens les plus en vue à l’époque, mais Bird s’y trouve confronté à deux altistes fameux, Benny Carter et Johnny Hodges. Le reste du coffret n’est pas dénué d’intérêt, tant il est vrai que les seules interventions de Parker suffisent à transcender les contextes les plus quelconques. Et la présence de solistes de la trempe de Chet Baker ou Joe Gordon (tp), de John Lewis et du MJQ, du pianiste Dick Twardzic, entre autres, renforce encore l’intérêt de ces trois CD.

 

Le maître d’œuvre de cette intégrale, celui à qui l’on doit non seulement la direction artistique, mais la discographie et les copieux livrets de commentaires, c’est Alain Tercinet. Un puits de science. Il s’est attaqué à cette œuvre quasiment titanesque avec le sérieux qui le caractérise et une méticulosité qui rend les renseignements prodigués indispensables et passionnants. Lieux, dates, circonstances d’enregistrement, anecdotes viennent nourrir un propos qui permet de suivre pas à pas la carrière de Charlie Parker.

 

S’agissant d’Alain Tercinet, il n’est pas trop tard pour signaler une nouvelle édition d’un de ses livres qui fit longtemps et fait toujours autorité, West Coast Jazz, initialement publié en 1986, revu et mis à jour en 2015 à la lumière des données les plus récentes (2). Sur un sujet aussi labile que périlleux (tenter une définition unique et cohérente de ce qu’on a appelé le « jazz West Coast » relève de la gageure), l’auteur apporte une lumière définitive. Fuyant toute schématisation commode, certes, mais inexacte, il rectifie les perspectives, situe avec précision les divers courants apparus dans les années cinquante, souligne leurs liens de parenté ou, à l’inverse, leurs oppositions flagrantes.

 

Ainsi, des grands ancêtres aux figures de proue en passant par les pères fondateurs, le lecteur peut-il suivre un courant qui a connu bien des méandres. Il va sans dire que l’on retrouve dans cet ouvrage toutes les qualités soulignées plus haut. Avec l’art de camper les personnages, de définir leurs talents intrinsèques, de cerner leur apport particulier à ce continuum que constitue l’histoire du jazz.  Le tout se lit comme un roman, avec passion.

 

Autre réussite, la compilation consacrée au saxophoniste ténor Don Byas. Intitulé New York-Paris 1938-1955, ce coffret de deux CD présente des enregistrements réalisés au sein de diverses formations ou de ses propres groupes par un musicien dont l’importance dans l’histoire du jazz est incontestable (3). Ainsi que le souligne Alain Tomas, concepteur de cette anthologie, « nombre de ses collègues le considèrent comme une référence incontournable en matière de saxophone ténor ». Sans doute a-t-il été, auprès des amateurs et du grand public, plus ou moins éclipsé par Coleman Hawkins, sa première source d’inspiration, et par Lester Young. Il mérite pourtant d’être découvert ou redécouvert, pour la constance de son inspiration, son sens du swing, et cette sonorité incomparable, chaleureuse et sensuelle, qui est sa marque propre.

 

A ses côtés, durant la période 40-45, des musiciens éminents : Andy Kirk et ses Clouds of Joy, Hot Lips Page, Count Basie, Coleman Hawkins lui-même, sans oublier l’un des maîtres du be-bop naissant, Dizzy Gillespie. Quant aux quartettes ou quintettes qu’il a dirigés, d’abord à New York, puis à Paris, ils présentent l’indéniable intérêt de montrer que ses partenaires français, les pianistes Maurice Vander, Martial Solal, Christian Chevalier, le bassiste Pierre Michelot, n’avaient rien à envier aux Américains Johnny Guarnieri, Billy Taylor. John Simmons ou Joe Benjamin. S’il fallait sélectionner un seul morceau pour mettre en exergue toutes les qualités de Don Byas, ce serait Laura, dans sa version new-yorkaise du 6 septembre 45, avec Guarnieri, Slam Stewart et J. C. Heard. Un modèle de ballade au charme de laquelle il est difficile de résister…

 

Pendant ce temps, l’histoire du jazz continue de s’écrire au présent. Parmi les sorties les plus récentes, à signaler l’album After Dark de la pianiste et chanteuse Champian Fulton dont le talent s’inscrit dans une tradition bien comprise (4). Saluée à juste titre des deux côtés de l’Atlantique comme une étoile montante, la jeune New-Yorkaise fait preuve, une fois encore, d’une maturité étonnante, confirmant tout le bien qu’on pensait d’elle.

 

Elle marque de son empreinte son interprétation des standards popularisés par Dinah Washington grâce à une voix bien timbrée et à une articulation qui en fait l’égale des plus grandes. Remarquable aussi, son jeu de piano. S’il porte la marque d’Erroll Garner (utilisation judicieuse des block chords, imperceptible décalage rythmique des deux mains, générateur d’un swing intense), il échappe à la pâle copie. Enraciné, certes, mais toujours original, il concourt pleinement au charme de cet album.

 

Jacques Aboucaya

 

1 – Charlie Parker,  Intégrale vol 11 1952, coffret de trois disques Frémeaux & Associés/Socadisc.

 

2 – Alain Tercinet, West Coast Jazz, nouvelle édition, Parenthèses, coll. Eupalinos, septembre 2015, 382 p., 18 €.

 

3 – Don Byas, New York-Paris 1938-1955, coffret de deux disques Frémeaux & Associés/Socadisc.

 

4 – Champian Fulton, After Dark, CD Baby/ Like a Sound (www.likeasound.com).

 

 

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