Le subversif Philip Roth entre dans la Pléiade

Des années de silence rompues… grâce à l’accueil de la Pléiade ?
Tant le prestige de cette collection est immense, voilà que Philip Roth qui n’accordait plus d’entretien depuis des années – comme il n’écrit plus d’ailleurs, son œuvre étant achevée, selon lui – reçoit Libération puis Le Monde, notamment. On se souvient des frissons qui avaient parcouru l’échine de Jean d’Ormesson, on comprendra alors que l’ermite-dandy de Manhattan ne se soit pas trop fait prier pour se plier au jeu : entrer dans la Pléiade de son vivant est rarissime.
Il faut dire que son parcours fut peuplé d’embûches pour ne pas dire plus : Goodbye, Columbus (1959) et La plainte de Portnoy (1969) firent littéralement scandale ! Le premier au sein de la communauté juive que Philip Roth n’eut aucun désir d’épargner, et le second par le biais de ce regard perçant qu'il porta sur la société américaine typique qu’une langue au vitriol, ponctuée d’une certaine gouaille et d’une outrancière cruauté, percèrent à jour en brisant la chape d’hypocrisie qui la sclérosait et la tuait à petit feu…
Philip Roth puisera son inspiration au coin de la rue, dans son proche entourage le plus souvent, voire plus près encore – les mauvaises langues parlent d’égotisme – avec cet art de déployer par la suite toute une série d’interactions qui nouent personnages et situations dans une mécanique de ballon de baudruche qui finira par exploser dans un feu d’artifices de l’absurde.
D’ailleurs, pour La Tache (qui sera certainement dans le prochain tome), il semble bien qu’il se soit inspiré d’une mésaventure qui soit arrivée à l’un de ses meilleurs amis…

Ce premier volume s’ouvre sur une longue préface de Philippe Jaworski et une introduction détaillée de Paule Lévy qui peignent l’œuvre et son auteur, cinquante-cinq ans d’écriture dans la tourmente.
Philip Roth est né en 1933, à Weequahic, le quartier juif de Newark, ses grands-parents sont polonais, immigrants de Galicie à la fin du XIXe siècle. Il grandit dans un milieu de la moyenne bourgeoisie, devient enseignant à l’université de l’Iowa avant de s’installer à New York pour… écrire. Trente et un livres plus tard l’œuvre est complète, assure-t-il, laissant planer le doute sur une biographie qui serait en cours de composition. Gageure que de relever un tel défi, d’autant que Ma vie d’homme (quatrième titre de ce premier tome) s’y prête un peu : Roth y distordant, y caricaturant, y parodiant sa vie dans un roman-labyrinthe qui peut s’apparenter à une galerie des glaces – et que Milan Kundera décrivit comme un chef-d’œuvre de baroque – mais qui est plus un kaléidoscope entre autobiographie et fiction qui lui permet une prouesse littéraire en tissant le récit de manière à ce que les diverses strates narratives fusionnent et nous emportent par la magie de l’écriture.
Cet écrivain a toujours su brillamment brouiller les pistes entre son œuvre et sa vie, jouant avec ses lecteurs en écrivant des articles ou répondant à des sollicitations de magazines afin de continuer à mailler la fiction et la réalité dans un maelstrom déroutant et fascinant à la fois.
Cinq livres pour ce premier tome incitant le lecteur français qui ne le connaît pas encore à savourer cette richesse syntaxique habillée d’une verte plume maniant l’ironie à la hussarde !

Philip Roth, on l’a compris, a mis l’Homme au cœur de son système littéraire, l’homme lambada tout aussi bien que lui-même ; alors est-ce le romancier mis en scène ou Philip Roth ? Qui de l’écrivain ou du roman fait l’auteur ?
Plus vous croyez dénouer les fils, lire en lui, moins vous approcherez du Graal. Ce jeu des poupées gigognes qu’il manie avec virtuosité, objet qui renferme une partie significative de la symbolique slave, montre combien Roth a fait sienne la phrase de Conrad : "Une fois que l’on a saisi cette vérité que la personnalité n’est que la mascarade ridicule et vaine de quelque chose de désespérément inconnu, on n’est pas loin d’atteindre à la sérénité."


 

Nous sommes bien dans la Commedia dell’arte à la sauce américaine saupoudrée à l’humour (noir) juif : Philip Roth avance masqué, s’affranchit de tous les codes et devient sous nos yeux cet écrivain libertaire que rien n’offusque, que rien n’arrêtera. Et surtout pas la bienpensante morale pudibonde. Il est américain, il est juif mais So what? nous lance-t-il dans un clin d’œil. En effet, en quoi cela doit-il l’enfermer sous un plafond de verre ?
Ainsi, dès le premier livre – il n’a que vingt-six ans –, le postulat est pris avec les nouvelles qui composent Goodbye, Columbus (porté à l’écran avec la troublante Ali MacGraw) qui frôle le blasphème : un adolescent traite son rabbin de salaud ; ou un avocat missionné pour obliger un juif orthodoxe de quitter le quartier se travestit en habit noir et parade en ville, singeant l’indésirable ; ou encore ce sergent poursuivit par un soldat juif qui tente de le manipuler pour tirer au flan et qui finira par être envoyé au front…
Forçant le trait, Philip Roth lève le miroir des impossibles et nous montre ce reflet haïssable de la tyrannie des préjugés.

Philip Roth est un caméléon tapi sous une cape de magicien qui patiente le temps que la proie soit à portée : dans ce tourbillon littéraire la chronique intimiste côtoie la peinture des mœurs ou l’affabulation. Le lecteur n’est pas ménagé mais est-ce que la littérature est un lac par temps calme ou une tempête tropicale ? La réflexion permanente qui habite l’écrivain, mêlant mythes et tabous, éthique et liberté, se verra propulsée hors champ, dans la vraie vie : on se souvient qu’en 2012 il dût guerroyer contre Wikipedia qui l’informait qu’il n’était pas "une source sûre" (sic) alors qu’il avait osé corriger sa fiche au sujet d’une information fausse sur l’un de ses romans…

Bouffon sérieux ou clown triste, Philip Roth est un romancier pince-sans-rire qui esquive dans la provocation – à peine – dissimulée, rappelant un certain Flaubert auquel, d’ailleurs, il reconnaît une certaine filiation. La construction romanesque s’inscrit alors selon un canevas très particulier qui confronte imagination et réel, ce que Roth, non sans humour, appelle le monde écrit et le monde non écrit car, pour lui, la vie, cela s’invente, et c’est l’invention qui aide à vivre.
Aussi, nous précise Paule Lévy, c’est "à sa fantaisie qu’il se fiera résolument pour capter l’esprit de son époque, débusquer l’insolite lové au cœur du quotidien, pénétrer l’âme des êtres et des choses, et mettre à nu les paradoxes ou les risibles absurdités".
 

Et quel exemple le plus parfait qu’Alexander Portnoy, ce juif désabusé du judaïsme qui va, au fil des pages, crier sa révolte contre le non-sens de sa vie, colère et lamentation qui vont le mener à une exaspération totale ! Psychanalyse d’un anti-héros ou tentative de répondre à ses propres maux par le biais de la littérature comme seul salut possible ? Philip Roth esquivera toujours la question et noiera le soldat Portnoy dans une farce grandiloquente… en l’offrant à la vindicte populaire et faisant de chacune de ses copulations – uniquement avec des femmes non juives d'ailleurs – un croustillant chapelet verbale qui ponctue chaque débâcle.
"Roth suggère ici pour la première fois l’inefficacité d’une grille explicative maniée par qui cherche à comprendre ce qui lui arrive, ou lui est arrivé. On ne s’explique pas soi-même — et le docteur Spielvogel n’aura été que le témoin muet de l’exposé rageur, jubilant, plaintif, délirant, d’un enfant en exil dans sa souffrance."
La Plainte de Portnoy résume en deux mots le destin humain : le sexe et la maladie, autrement dit la mort ; ce sera donc par le biais du corps que le monde – la vie – pourrait se doter d’un surcroît de sens. Fable de la liberté individuelle et du désir sans frein, si l’histoire de Portnoy montre ses excès libertins c’est aussi manière de vouloir dire la vérité sur l’Homme. "C’est le sexe qui jette le désordre dans nos vies bien réglées en temps normal." (La Bête qui meurt)
De même dans La Tache, Philip Roth dépeint une histoire d’amour entre un professeur de littérature et sa maîtresse deux fois plus jeune que lui dans une sorte de célébration du Zeus grec, ce "dieu débauché […], dieu de la vie s’il en fut. Dieu : à l’image de l’homme." Désir-objet qui devient le phare de toute l’œuvre vers qui tendent les personnages mais qui n’est pas sans risque, originaire des pires folies meurtrières, "corruption rédemptrice qui désidéalise l’espèce" mais offre aussi une revanche sur la mort.
 

Le roman comme divan ?
Philip Roth soigne sa névrose – et celles de ses contemporains – en nous offrant des pages et des pages d’anthologie. Sachant pertinemment que le moi n’a d’autre liberté que d’interroger à travers la fiction les mécanismes obscurs qui le déterminent, ce professeur de désir – qui fera du doute son unique sagesse et du questionnement son unique vérité – ménagera au lecteur cette extraordinaire "passerelle entre l’imaginaire qui finit par paraître et le réel qui finit par sembler imaginaire", et de cette sorte de continuum qui agit comme un vortex aspirant dans lequel l’esprit oscille entre "le croyable incroyable et l’incroyable croyable", s’affirmera le caractère irrationnel de l’expérience, ajustant au millimètre vérité et fiction dans le récit comme s’il faisait jouer sous nos yeux un ruban de Möbius narratif…

Quitte à ce qu’elle soit loufoque : avec Le Sein – ouvertement inspiré de Gogol (Le Nez) et de Kafka (La Métamorphose), Roth dépeint la soudaine transformation d’un éminent professeur de littérature en une glande mammaire géante, et traverse le miroir identitaire en répondant à ses détracteurs qui, depuis Portnoy le voit comme "une bite ambulante", en s’évertuant de rétablir une forme d’équilibre entre chair et esprit, entre moi et l’autre.
On sourit en lisant ce récit cocasse sans pouvoir s’empêcher de penser à un autre bouffon juif, Woody Allen qui osa, lui aussi, s’affranchir des tabous dans Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur le sexe sans jamais oser le demander, allant jusqu’à incarner à l’écran un spermatozoïde angoissé à l’idée de finir contre un mur de caoutchouc ou dans la cuvette des toilettes…

 

 

Chacun des livres qu’on écrit est une explosion qui déblaie la voie pour le suivant. De toute manière, tout ce qu’on écrit forme un seul livre.
(entretien avec Hermione Lee, L’Infini, n°10, printemps 1985)

L’œuvre de Philip Roth qui sera, à terme, rassemblée dans la Pléiade, montrera au lecteur francophone l’existence de dix livres consacrés à la gloire de la littérature et à ses pouvoirs de révélation dont on ne voit qu’un seul équivalent au XXe siècle : Proust. Tous deux n’auront eu de cesse de nous prouver que c’est uniquement par la littérature que se révèle la vraie vie, avec ce paradoxe rothien : la vie est ce qui manque.
L’écrivain fantôme ou La contrevie notamment insistent sur ce manque – que serait la vie – remplacé par une épopée, grinçante parfois, pour aboutir à cette folie de l’art, cette folie d’où découle l’obsession de la création littéraire, Moloch vorace qui voit l’auteur disparaître dans la vie de ses personnages…
Lire Philip Roth remet en lumière cet élément troublant de la mythologie littéraire moderne dont Henry James – présence tutélaire majeure dans l’œuvre de Roth – a donné dans Les Papiers d’Aspern, une version mémorable. Et je le confirme, oui il y a un mystère de la littérature : un espace spirituel qui ne s’ouvre qu’en sa présence, lieu d’autant plus propice au recueillement que notre monde moderne s’avilit chaque jour un peu plus dans le profane.
Sanctuaire sacré, le domaine littéraire n’a toujours pas livré ses secrets de création ("C’est stupéfiant, ce que nous ne savons pas", La Tache) puisque cela relève d’une alchimie personnelle transcendée par une technique narrative déclinée selon chacun.
Servie avec une pointe de subversion, et l’on touche au sublime…

Ce volume contient :
Goodbye, ColumbusLa plainte de PortnoyLe seinMa vie d'homme –  Professeur de désir ; notices & notes, glossaire des mots yiddish et hébreux.

 

François Xavier

 

Philip Roth, Romans et nouvelles, 1959-1977, traduit de l’anglais (États-Unis) par Georges Magnane, Henri Robillot et Céline Zins et révisé par Brigitte Félix, Aurélie Guillain, Paule Lévy et Ada Savin, édition de Brigitte Félix, Aurélie Guillain, Paule Lévy et Ada Savin, préface de Philippe Jaworski, introduction de Paule Lévy, volume relié pleine peau sous coffret illustré, Gallimard, coll. "Bibliothèque de la Pléiade", octobre 2017, 1280 p. – 64€ jusqu’au 31 mars 2018 puis 69,90€

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