"Au combat, Réflexions sur les hommes à la guerre"

UN PHILOSOPHE À LA GUERRE

En se transformant, dixit Martin van Creveld, les guerres "à l’occidentale" ont-elles cessé de transformer les hommes chargés de les gagner ? On est en droit d’en douter. La question nous est certes posée avec une acuité renouvelée depuis l’apparition d’une distance avec l’ennemi (pensons aux drones de combat pilotés par joystick depuis un bureau) encore du domaine de la littérature de genre à la fin du 19e siècle. Dans les faits, l’occupation physique du terrain n’en continue pas moins de prévaloir, aujourd’hui comme hier. La multiplication des cas de stress post-traumatique chez les soldats américains engagés en Irak le démontre, la guerre moderne, même assistée par ordinateur, n’a rien perdu de sa brutale réalité.

Dans ce domaine particulier, on dénombre peu d’anciens combattants ayant hissé leurs témoignages au niveau de la réflexion d’ensemble. Les Français peuvent s’enorgueillir de compter le recueil des Maximes sur la guerre du savant et philosophe René Quinton. Écrites dans le contexte de l’immédiat après-guerre de 14-18, leur bellicisme heurte cependant nos consciences démocratiques. Rien de tel avec Au combat. Réflexions sur les hommes à la guerre, le livre de l’Américain Jesse Glenn Gray (1913-1977), où l’universitaire affecté sur le théâtre européen analyse son journal des années 41-45, selon ses termes, en « idéaliste au cœur brisé ». Le regard posé par l’intellectuel, spécialiste de Heidegger devenu quinquagénaire installé sur le jeune soldat qu’il fut (la première édition du livre aux États-Unis date de 1959) frappe d’abord par sa propre incrédulité. Oubliées les leçons magistrales en amphithéâtre et les grandes théories, le soldat Gray passe par tous les états psychiques, de l’abandon de soi, quasi suicidaire, comme unique recours face au danger et à la peur de mourir, à l’exaltation mystique devant le chaos des forces déchaînées. "Homo furens" parmi des millions d’autres  Au combat se veut aussi une typologie du combattant, Gray aura connu l’appétit de violence et la jouissance de la destruction, la joie simple, "mécanique" d’obéir aux ordres et le plaisir esthétique du spectacle après la bataille. La culpabilité viendra plus tard, une fois rendu à la vie civile. "Le grand dieu Mars tente de nous aveugler lorsque nous pénétrons dans son domaine, et quand nous le quittons, il nous donne à boire une coupe généreusement emplie des eaux du Léthé."

L’étonne le plus en se relisant, avec la lente déshumanisation de l’ennemi au fil des pages,  son sentiment d’alors de se soumettre à une puissance supérieure à son entendement. À cet égard, la foi que Gray professe tout au long du livre apparaît, au moment de le refermer, comme sa part d’humanité la plus éprouvée par l’expérience de la guerre. Son appel dans sa préface de 1969 à une nouvelle religion de la Terre pour parer aux désastres écologiques révélés par les reportages sur la guerre du Vietnam, d’aucuns la qualifieraient de new age, ne laisse pas d’interpeller le lecteur, à l’heure où l’armée américaine n’hésite pas à déverser des tonnes de bombes à uranium appauvri là où elle opère.

Gray retourna à la vie civile, le concept de résilience n’avait pas acquis dans les sociétés occidentales la place qui est la sienne aujourd’hui. Il reprit ses cours, la parenthèse (presque) close. Peut-être la plus belle leçon du livre.


Laurent Schang

Jesse Glenn Gray, Au combat, Réflexions sur les hommes à la guerre, préface de Hannah Arendt, Tallandier, janvier 2012, 298 pages, 21,20 euros

Sur le même thème

Aucun commentaire pour ce contenu.