Justice et politique à Athènes à l’époque classique : "Au nom de la Loi" de Claude Mossé

Le sous-titre plus explicite, « Justice et politique à Athènes à l’époque classique », nous invite à réfléchir à l’une des questions centrales de la cité de Périclès et de ses successeurs, sujet lancinant et aux résonnances toujours actuelles. Encore une fois, c’est une étude rigoureuse et didactique que nous propose Claude Mossé, professeure d’histoire grecque à l’université de Paris VIII, auteur notamment de plusieurs ouvrages remarqués sur la vie politique (Histoire des doctrines politiques en Grèce, PUF, « Que sais-je », 1975 ; Les Grecs inventent la politique, Complexe, 2005). L’historienne a également écrit plusieurs biographies accompagnées de réflexions plus générales sur la société antique et l’historiographie (en particulier avec Alexandre, la destinée d’un mythe, Payot, 2001).

Dans une première partie, Claude Mossé revient sur la mise en place de l’organisation judiciaire et l’élaboration du droit athénien (depuis les réformateurs comme Solon au VIe siècle av. J.-C. ; on remarquera au passage la page de couverture qui présente une peinture du législateur athénien, par le Français Merry-Joseph Blondel en 1828, dans un style pompeux, comparé à un dieu antique et sage, inspirant une sorte de constitution aux hommes). 

L’historienne passe ensuite à la description de procès célèbres (affaires de famille, affaires politiques, actions commerciales…) dont les extraits présentés dans le livre sont tous passionnants par leurs qualités littéraires et démonstratives (qu’il s’agisse des discours de Démosthène, de son adversaire Eschine ou ceux de Lysias qui n’ont rien à envier, bien au contraire, aux plaidoiries des avocats aujourd’hui).

Elle aborde, dans une dernière partie, les nombreuses réflexions sur la justice depuis les sophistes (Protagoras…) jusqu’aux philosophes (Platon, Aristote) en passant par les analyses de l’historien Thucydide.

La justice à Athènes au IVe siècle av. J.-C. n’était pas indépendante du politique…

Il n’y avait pas de séparation des pouvoirs à Athènes. La loi était librement interprétée par les plaideurs durant les nombreux procès qu’organisait la Cité sur des affaires privées (problèmes de succession par exemple) ou publiques (un citoyen pouvait dénoncer une loi qui remettait en question la démocratie). Les décisions de justice n’étaient jamais déconnectées des vicissitudes politiques, révélatrices des mouvements économiques et sociaux de fond qui bouleversaient Athènes au IVe siècle av. J.-C et provoquaient des divisions entre les citoyens riches et pauvres ou au sein des notables entre les nouveaux riches (ceux de l’artisanat et du commerce maritime) et l’ancienne aristocratie foncière (1).

Devenue une « démocratie modérée » au cours d’une période qui se termine par la conquête macédonienne et la fin de l’indépendance politique des cités (Claude Mossé reconnaît qu’on ne devrait plus parler plus du « déclin » de la démocratie athénienne, principal sujet de sa thèse publiée en 1962), Athènes a renforcé ses institutions judiciaires pour mieux s’adapter aux transformations qui la secouaient. Ainsi, après la restauration de la démocratie en - 403 qui met fin à la tentative de prise de pouvoir oligarchique des Trente, consécutive à la défaite athénienne face à Sparte et ses alliés durant la Guerre du Péloponnèse (- 431 à - 404), une commission de nomothètes a remis de l’ordre dans le corpus législatif, supprimant les décisions des oligarques, ne retenant des lois les plus anciennes que celles qui n’étaient pas contredites par les plus récentes. La distinction entre le décret (psèphisma) et la loi (nomos) était plus assurée. La dernière s’appuyait sur une procédure complexe pour être modifiée tandis que le premier devait faciliter la transposition de la loi à la vie quotidienne.

Une des évolutions majeures de la justice à Athènes a été la prise en compte, par le droit, du développement des échanges économiques comme les affaires commerciales relatives à l’emporion (port), y compris quand il s’agissait des étrangers (métèques) selon la procédure des dikai emporikai. Leur traitement était rapide afin de ne pas perturber le commerce maritime, si crucial pour l’approvisionnement en blé, qui supplantait, avec beaucoup de réticences de la part des grands propriétaires terriens, la richesse foncière, modèle de la cité grecque au Ve siècle av. J.-C.

La naissance des tribunaux populaires, une des spécificités d’Athènes, à côté de l’Assemblée du peuple (Ecclésia), est due à Éphialte dans la première moitié du Ve siècle qui a privé l’Aréopage, l’ancien conseil aristocratique, d’une partie de ses compétences judiciaires (limitées aux cas d’homicide). Le stratège Périclès (mort de la peste en - 429), en instituant la rétribution des fonctions de juge, a accru cette souveraineté populaire.

Il existait plusieurs tribunaux, les plus connus et déjà controversés à l’époque classique (le théâtre d’Aristophane moque régulièrement le fonctionnement de la justice athénienne) étant ceux formés par les six mille héliastes, juges tirés au sort chaque année parmi les citoyens âgés de plus de trente ans et percevant un salaire de trois oboles par jour de présence au tribunal (Héliée). Les opposants à la démocratie ne manquaient pas de rappeler les nombreuses condamnations accompagnées de confiscations qui touchaient les riches afin de pouvoir payer les juges ou de dénoncer les pressions exercées sur les héliastes et les thesmothètes (magistrats présidant les tribunaux) par des personnages influents (Démosthène, un des plus célèbres orateurs du IVe siècle, a ainsi accusé le riche Midias de corrompre les juges dans son fameux discours Contre Midias). 

Durant le procès qui se présentait « comme un concours d’éloquence, un agon » (se défendre fait partie du « métier de citoyen ») s’affrontaient des plaideurs qui récitaient ou lisaient les textes rédigés par les logographes, véritables « professionnels » du discours judiciaire. Ces rédacteurs n’étaient pas des avocats et n’étaient d’ailleurs pas présents devant le tribunal. Les plaideurs, qui ne débattaient pas entre eux, exposaient leurs arguments ; ensuite, les membres du tribunal, sans délibérer, votaient sur la culpabilité (vote secret avec des jetons appelés psèphoi à opposer au vote à main levée des assemblées). Si l’accusation l’emportait, une amende était exigée (une partie allant au dénonciateur d’où les critiques adressées contre les sycophantes vivant de la délation), rarement la mort. Pour les cas les plus graves, l’exil et parfois la confiscation des biens étaient proposés.

… d’où de multiples réflexions sur la justice.

C’est une des parties les plus intéressantes de l’ouvrage de Claude Mossé car elles témoignent, à partir des sources qui nous sont parvenues, de la richesse des points de vue et des divisions qui avaient cours à Athènes à l’époque classique. 

Si les sophistes (2) comme Protagoras insistaient sur la relativité des lois dans un contexte de déstabilisation des valeurs traditionnelles, d’autres, tels l’historien Thucydide qui écrivait au moment du renforcement de la souveraineté du démos (mise en place de la misthophorie, révision des lois, recul de la procédure de l’ostracisme…), insistaient sur le respect des conventions face au droit du plus fort en abordant les relations entre les cités grecques (3). Avec la condamnation à mort de Socrate en - 399, preuve que la justice pouvait être bafouée au nom des lois, Platon et Xénophon dans la première moitié du IVe siècle av. J.-C. (ils ont été les élèves de l’infortuné philosophe), considéraient qu’elles ne pouvaient en définitive fonder seules la justice puisque les juges étaient, selon eux, soumis à l’influence grandissante des orateurs professionnels. Pour l’auteur de la République, c’est une cité idéale, théorique et complexe, à l’opposé de l’Athènes marchande et maritime, qui pouvait parvenir à l’établissement de la justice en organisant les rapports entre ses membres (pour supprimer les inévitables et imparfaites luttes des classes) et en gouvernant selon l’éducation philosophique si éloignée des « emballements de la foule ». Plus pragmatique, l’élève de Platon, Aristote (- 384 à - 322), dans Ethique à Nicomaque encourage, pour éviter l’injustice, l’usage de la vertu (areté, excellence), déterminé par la droite règle acquise par l’homme prudent et sage. C’est à ce prix que la démocratie gagnera en stabilité. Mais cette vertu ne peut être acquise qu’avec du temps consacré au « loisir » ce qui exclut de fait les travailleurs manuels, les cultivateurs ou les commerçants, leur vie étant privée de noblesse d’après le Stagirite (surnom d’Aristote qui n’était pas Athénien. Il est né en effet à Stagire en Macédoine).

On ne peut donc que conseiller la lecture très utile du dernier livre de Claude Mossé qui, au travers du fonctionnement de la justice athénienne et de ses rapports à la vie politique, nous rappelle les fondements de notre système pénal et ses interrogations contemporaines.


Mourad Haddak

(1) « Il est apparu très vite qu’au cours de ces procès, concernant aussi bien des affaires « privées » que des affaires « publiques », la référence aux lois n’interdisait pas leur interprétation plus ou moins libre de la part des plaideurs à partir de critères qui n’étaient pas spécifiquement juridiques, mais s’inscrivaient dans un contexte politique et reflétaient les problèmes qui divisaient alors la cité. Ces problèmes concernaient aussi bien les affaires extérieures […] que les difficultés financières, accrues non seulement par l’élargissement de la misthophorie [rétribution des fonctions publiques], la nécessité d’entretenir une flotte importante et de recourir au mercenariat, mais aussi, après l’effondrement de la seconde Confédération maritime [qui met fin à l’hégémonie d’Athènes] de faire face à la menace que représentaient les ambitions du roi de Macédoine » (Claude Mossé, Au nom de la Loi, p. 188).

(2) Pour Protagoras, sur lequel Platon a rédigé un célèbre dialogue éponyme, « tout homme, c’est-à-dire tout citoyen, est apte à juger du juste et de l’injuste, et c’est aussi pourquoi la justice, qui n’est ni le fait de la nature ni du hasard, peut s’enseigner » (Claude Mossé, op. cit., p. 111). 

(3) « […] L’atteinte au droit est en fait une atteinte aux conventions conclues entre Athéniens et Lacédémoniens. Dans le domaine des relations entre cités, la dikè consiste à respecter les clauses prévues par ces conventions et par les traités, et toute violation des unes et des autres relève de l’injustice » (Claude Mossé, op. cit., p. 127-8).



Claude Mossé, Au nom de la Loi, Payot, « histoire »
octobre 2010, 224 pages, 20 € 

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