Un divertissement raffiné : « Une famille de vampires » d’Alexis Tolstoï

Ce petit volume réunit deux nouvelles qu’Alexis Tolstoï (1817-1875) a écrites en français, à l’époque où il avait une vingtaine d’années. Elles forment un vrai diptyque, car non seulement elles relèvent du même genre – le fantastique -, mais elles sont centrées sur la figure du marquis d’Urfé, personnage important dans l’une, protagoniste et narrateur dans l’autre.


La première, « Rendez-vous dans trois cents ans », a pour principale narratrice Mme de Gramont, initialement présentée comme la grand-mère (fictionnelle) de l’auteur, qui aurait conté à ses petits-enfants une “histoire de revenants“ remontant au temps de sa jeunesse (sous Louis XV). En ce temps-là, encore demoiselle, elle était courtisée par d’Urfé, réputé pour être “le plus grand mauvais sujet de la terre”. Amoureuse de lui, mais trop coquette et fière pour s’abandonner à ses sentiments, la jeune fille a défié le marquis de l’enlever, ce qui lui a valu, au cours d’un voyage, des rencontres surnaturelles qu’elle se serait bien passée de faire…


Dès les phrases initiales, la nouvelle séduit le lecteur par son mélange enjoué de désuétude et de modernité : l’auteur emprunte des tournures du XVIIIe siècle, et s’approprie l’esprit de l’époque, mais d’une manière décalée, en nous faisant sentir qu’il s’agit là d’un jeu littéraire. La manière dont il mène ce jeu par la suite apparaît comme postmoderne avant la lettre, si bien qu’à chaque rappel du décalage temporel entre la jeunesse de Mme de Gramont et le présent de narration, nous sommes tenté d’identifier ce présent au nôtre – c’est dire à quel point les procédés d’Alexis Tolstoï sont proches de ceux auxquels une littérature beaucoup plus récente nous a accoutumés. Grâce à cela, les aspects naïfs ou trop prévisibles du contenu de la nouvelle ne produisent aucun effet malvenu : le lecteur les perçoit comme des archaïsmes voulus, au second degré, et s’en amuse au lieu d’en rester déçu.


Dans la seconde nouvelle, « Une famille de vampires », le marquis d’Urfé narre une mésaventure qu’il a vécue après avoir renoncé à la future Mme de Gramont. Ayant obtenu une mission diplomatique en Moldavie, il s’est ensuite rendu en Serbie où il a séjourné dans une famille paysanne – l’occasion d’apprendre l’existence des vourdalaks (vampires slaves) et de manquer en devenir un, par amour pour une jeune fille ressemblant fortement à… Mme de Gramont ! Le fait que le marquis, initialement présenté comme un pur Don Juan, reste hanté par la duchesse dont il n’est jamais devenu l’amant, apporte à la nouvelle une finesse psychologique et des côtés surprenants qui nous portent à relire le premier texte du volume sous un autre angle. Les deux récits s’enrichissent mutuellement, révélant en définitive une conception d’ensemble plus complexe qu’on ne l’aurait cru à les considérer séparément.


Toutefois, les qualités que nous venons de commenter ne suffisent pas pour faire de ce diptyque une œuvre littéraire de première grandeur : basé sur le jeu avec des conventions et des images préconçues (comme celles du libertin et de la coquette), le texte pêche par un manque global de profondeur, quoiqu’il ait de la subtilité. Ses ambitions ne vont pas vraiment au-delà du divertissement raffiné, et si l’on reste frappé par sa modernité formelle, on le trouve insuffisamment original sur le plan du contenu. Il est intéressant de comparer Alexis Tolstoï à Mérimée, par exemple, pour mesurer les avantages et les inconvénients de deux démarches littéraires : le nouvelliste russe est plus virtuose et novateur ; le français offre une écriture à l’aspect bien « daté » et relativement naïf, mais il a su créer des personnages inoubliables, et saisir des aspects de la nature humaine qui rendent ses écrits, en définitive, autrement plus impressionnants que le diptyque de son contemporain.


Ceci dit, les amateurs de nouvelles ne devraient surtout pas se priver de lire Une famille de vampires : il y a là de quoi éprouver du plaisir, à divers degrés, et les défauts mêmes du livre font partie de son intérêt, portant à réfléchir sur les données qui constituent la valeur d’un écrit.


André Donte

 

Alexis Tolstoï, Une famille de vampires, coll. “Carnets“, éd. de l’Herne, novembre 2010, 103 pages, 9,50 euros    

Sur le même thème

Aucun commentaire pour ce contenu.