William Makepeace Thackeray, Le Veuf et l’ingénue : Un exercice virtuose

L’immense romancier qu’est Thackeray (1811-1863) souffre en France d’une forme de méconnaissance qui se manifeste notamment par le fait qu’une grande partie de son œuvre reste inédite ou introuvable chez nous. A comparer son cas et celui de Dickens, on peut s’étonner que Thackeray demeure pour ainsi dire relégué au second plan, alors qu’il est objectivement plus proche des goûts des lecteurs actuels et par sa thématique, et par son optique narrative où l’ironie est omniprésente. Les éditions du Revif ont eu l’heureuse initiative de fêter son bicentenaire en publiant une traduction de Lovel the Widower (c’est là le titre original du Veuf et l’ingénue), un roman relativement court mais qui n’est aucunement une œuvre mineure  - au contraire, le brio de l’auteur y éclate sur tous les plans du texte, d’une façon qui nous incite à conseiller ce livre à ceux qui ne connaissent pas encore le romancier, en pariant qu’il leur ouvrira l’appétit pour La Foire aux vanités, Les Mémoires de Barry Lyndon et ses autres écrits disponibles en français.

              

Le Veuf et l’ingénue a pour protagonistes l’homme d’affaires Lamoureux (la traductrice a judicieusement transcrit les patronymes cocasses des personnages), un veuf accablé par une maisonnée qu’il est incapable de régenter, et Betty Prieur, la gouvernante qui s’occupe de ses enfants. Mais il y a là aussi le narrateur, Charles Bomparti, vieux garçon enclin au parasitisme, qui se présente modestement comme le simple témoin d’événements intéressants, alors qu’il est un personnage capital à tous les niveaux, y compris parce que son auteur nous offre à travers lui l’un des sommets de son art de représenter l’être humain.

 

Témoin de l’action, Bomparti a connu Lamoureux du temps de leurs études, où il l’appréciait essentiellement pour son argent et pour sa gentillesse fort candide ; la description de leurs rapports d’alors annonce ce que Thackeray va développer tout au long du roman : une narration à double fond, dont l’essentiel se lit entre les lignes malgré les efforts du narrateur pour le camoufler ou pour le nier. Ainsi, le côté profiteur de Bomparti ressort d’autant mieux qu’il s’applique à le voiler, et de même, le rôle important qu’il joue partie volontairement, partie involontairement dans la suite de l’histoire de Lamoureux frappe l’attention en dépit du caractère anodin ou fortuit que lui-même accorde à ses agissements.

 

C’est Bomparti qui assure à Betty Prieur sa place de gouvernante chez Lamoureux, apparemment sans songer aux conséquences, quoiqu’il ait eu de quoi réfléchir avant de faire ce choix. De fait, il connaît Betty depuis plusieurs années, ayant été le locataire de ses parents – un couple inénarrable de créatures repoussantes -, et il sait qu’elle a gagné sa vie comme danseuse, métier des plus compromettants dans l’Angleterre de l’époque. Il sait aussi que son ami Lamoureux est, certes, un homme d’affaires efficace, mais un naïf achevé doublé d’un faible sans défense sur le plan de la vie privée – son histoire conjugale en donne l’une des preuves les plus incontestables (et hilarantes). Le narrateur pouvait donc se douter qu’il sortirait quelque chose de peu souhaitable de l’installation d’une fausse ingénue chez un benêt patenté ; cependant, il fait – même dans ses explications réservées au lecteur – comme si de rien n’était…

 

La virtuosité avec laquelle Thackeray nous révèle progressivement divers aspects du fond de l’histoire, à chacune de ses étapes, est d’autant plus admirable qu’en définitive, nous n’en aurons pas tout élucidé. Il s’avère impossible, par exemple, de comprendre dans quelle mesure précise Bomparti lui-même a été manipulé à son insu (abusé et par Betty, et par sa propre tournure d’esprit où le nombrilisme et la vanité se conjuguent pour l’aveugler sur nombre de plans). Ces zones d’ombre ou de flou, qui portent le lecteur à revenir en arrière et à ébaucher diverses hypothèses, contribuent à l’impression d’ensemble que produit le roman : celle d’une narration éminemment complexe et riche sous ces dehors de satire sociale vaudevillesque, et d’un génie romanesque dont la modernité se révèle ici encore mieux que dans les grandes fresques comme La Foire aux vanités, dont la construction narrative est moins originale.

 

L’habileté avec laquelle Thackeray dédouble les centres d’intérêt du récit – entre l’histoire de Lamoureux et celle de Bomparti, entre les données que le narrateur nous fournit volontairement et celles qu’il nous livre sans même s’en rendre compte – est en elle-même prodigieuse, et très en avance sur les procédés de son temps, mais son génie devient le plus frappant, à notre sens, vers la fin de l’histoire, lorsque nous disposons déjà de tous les éléments constitutifs de l’image de chaque personnage, et que nous pouvons prendre la mesure en même temps de la différence par rapport à l’idée initiale que nous avions d’eux, et de l’opacité qu’ils ont acquise parallèlement à tout ce qu’ils nous ont révélé. Réussir un tel effet – qui mue les créatures romanesques en équivalents de vrais êtres humains, du point de vue de la complexité – n’est donné qu’à de rares maîtres ; le combiner avec une histoire d’apparence légère, qui se donne pour un pur divertissement, est un exploit qui laisse abasourdi.

          

Il faut lire Le Veuf et l’ingénue pour se faire une idée précise du génie de Thackeray, et pour savourer son style – rendu de façon délectable par Karine Lemoine, dans un français tantôt vieillot, émaillé de termes comiquement obsolètes, tantôt intemporel, échappant à la datation par ses tournures concises et ses nuances ironiques. Tout amateur de grande littérature y trouvera de quoi rester émerveillé. 

André Donte

William Makepeace Thackeray, Le Veuf et l’ingénue, traduit de l’anglais par Karine Lemoine, éd. du Revif, juillet 2011, 182 pages, 20,00 euros    

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