Paysage perdu de Joyce Carol Oates : La genèse d’un écrivain

« La mémoire est un patchwork dont beaucoup de pièces, sinon la plupart, sont blanches. L’auteur ressemble à quelqu’un qui, sur un coup de tête, a ramassé une poignée de pierres brûlantes et doit en abandonner certaines pour en conserver d’autres. » Ainsi conclut l’immense Joyce Carol Oates dans son dernier opus, qui revient grâce à des photos, des extraits de journaux intimes, des souvenirs glanés, sur son enfance, sa vocation d’écrivain et ses admirations littéraires.

On la découvre heureuse dans une ferme de l’état de New York, au milieu des poulets dont l’un sera à l’origine de l’une de ses toutes premières nouvelles, parmi des parents aimants mais aux secrets souvent pesants, dans un univers intime.

Dans ses premiers souvenirs, c’est déjà tout le talent et l’incroyable mémoire de Oates qui saute aux yeux : la précision quasi photographique avec laquelle elle se souvient de la crainte que lui inspirait son grand-père bourru, de la ferme jusqu’au moindre détail, campée dans des paysages à la Hopper, de la pauvreté familiale mais aussi de la découverte du piano, de la musique, des différences sociales à l’école est proprement stupéfiante.

La nature obsessionnelle de l’écrivain se dévoile dans la narration comme dans les faits : combien d’auteurs arrivent à nous passionner avec trente pages sur un poulet qui paraissent un paragraphe tant Oates excelle à nous faire ressentir de l’intérieur l’imagination d’une enfant unique !

Ce qui frappe dans le livre, c’est aussi l’immense amour de l’écrivain pour ses parents, des immigrés d’origine hongroise où la violence familiale a existé et aussi l’effort qu’elle doit fournir pour exprimer ses émotions : Oates n’est pas un écrivain de l’intime et révèle rarement ses états d’âme, sauf dans son magnifique livre de deuil de son mari, J’ai réussi à rester en vie.

Ici, elle choisit d’évoquer avec sensibilité ses voisins dont la maison a brûlé et la violence incestueuse qui y régnait, sa sœur Lynn Ann, autiste qui jamais n’arrivera à parler et s’en prend à ses livres, en les déchiquetant littéralement… Une tragédie suivie d’une autre, celle d’une meilleure amie qui plus tard se suicidera. On découvre aussi l’auteur en jeune femme timide, rapidement amoureuse et mariée, sujette aux insomnies et à la tachycardie, passionnée d’enseignement mais aussi soumise au machisme de l’époque : à l’université du Wisconsin, on lui recommande de ne pas poursuivre ses études de doctorat, estimant qu’elle ne sera jamais capable d’enseigner !

Celle qui fut pendant des dizaines d’années le professeur de littérature le plus connu du pays n’a rien oublié de ses débuts parfois difficiles, de cette mentalité misogyne du milieu littéraire américain, mais rappelle ses admirations : Moby Dick, Hemingway, Baldwin, Whitman et surtout Alice au pays des merveilles qui court en filigrane dans tout le livre.

Touchant et intime, Paysage perdu nous éclaire sur les thèmes de prédilection, l’œuvre de cet immense écrivain qui mériterait le Nobel à plus d’un titre et nous plonge aussi dans la psyché d’une femme d’exception, comme un miroir tendu à l’Amérique d’hier et d’aujourd’hui et aux lecteurs que nous sommes. Vertigineux.

Ariane Bois

Joyce Carol Oates, Paysage perdu, Philippe Rey, octobre 2017, 419 pages, 24 €

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