L'instant - La créüside

L'INSTANTNous avions découvert Magda Szabò à l’occasion de la sortie du  le Faon  en janvier 2008. Aujourd’hui, les éditions Viviane Hamy publient simultanément Le vieux Puits, recueil de souvenirs d’enfance de l’auteur magyare et L’Instant, sous titré la Créüside, une réécriture de l’Enéide de Virgile. Ce chef- œuvre, le dernier mais non le seul de l’auteur, résume la puissance et le talent de Magda Szabò. Elle y mélange tous les genres, épique, mythologique, romanesque, autour d’un personnage d’une force étonnante, Créüse, première épouse sacrifiée par Enée pour fonder un nouvel empire, sacrifice que Magda Szabò refuse : Créüse vivra !

«Quand le dénouement ne me plaisait pas,  j’inventais une suite ou une nouvelle fin»

L’Instant est l’œuvre de toute une vie : c’est ainsi que l’auteur, elle-même, nous présente la genèse de ce roman dans les avant-propos. Ce projet conçu en 1990, prend racine dès l’enfance de l’auteur, alors qu’elle était encore dans son lit à barreaux et que son père lui racontait « la guerre de Troie par le menu, comme un roman ». En grandissant, il décida qu’il était temps pour elle de connaître la suite de l’histoire en lui confiant un exemplaire de l’Enéide. Dès les premières lectures, ce sont les personnages féminins entourant Enée qui l’ont intéressée : Amata, sa sorcière de belle-mère, Lavinia, sa seconde femme, Camille, l’amazone Volsque et surtout Didon, la reine carthaginoise dont l’histoire émouvante a marqué la jeune Magda. Créüse, la première épouse d’Enée, n’est alors pour elle qu’un personnage secondaire qui disparaît rapidement du décor. Ce n’est qu’au cours de sa vingtième année que Créüse lui apparaît comme le catalyseur de l’histoire, celle dont la disparition rend seule possible la création d’un nouvel empire par Enée. Pour le comprendre, il faut revenir sur les conditions d’écriture de l’œuvre de Virgile : l’Enéide est un poème épique en douze livres, écrit à la gloire de Rome et de son prince Octave-Auguste. Partant de la légende, il rattache Rome au fondateur mythique de Troie et raconte la destruction de cette dernière, le périple du Troyen Enée, fils de Vénus et d’Anchise, ainsi que son établissement dans la péninsule italienne. L’Enéide est donc une œuvre engagée au service d’Octave Auguste qui est présenté comme le descendant d’Iule, fils d’Enée, donc de Vénus. La visée de l’auteur ne pouvait donc admettre la survie de Créüse : le mariage d’Enée avec Lavinia et les conflits en résultant avec les peuples Volsques et Rutules étaient nécessaires à la fondation de Rome. De même, le passage d’Enée à Carthage ainsi que la passion de la reine Didon étaient indispensables pour justifier les pertes humaines des guerres puniques. Une seule solution donc : éliminer rapidement et proprement Créüse. Mais ce dénouement déplaisait à l’auteur qui a décidé d’en changer la fin.

Quand la femme se rebelle…

Créüse vivra. Mais comment négocier sa survie alors que le nouvel empire doit être fondé en Italie ? C’est en étudiant les différents chants de Virgile que l’auteur trouve une solution : traditionnellement, lors de sa fuite, Enée est représenté portant son père, Anchise, sur son dos et tenant son fils Iule par la main, cependant quelle mère lâcherait la main de son enfant alors que la ville est prise d’assaut ? Seule une intervention divine, celle de Vénus préparant l’avenir de son rejeton, a pu séparer la mère de son fils. Créüse et sa fidèle nourrice, Caieta, découvrent les projets de la déesse. L’Instant, c’est le moment du choix, où tout est encore possible et où les destins peuvent encore être changés : cet Instant pour Créüse intervient au passage de la porte Dardanienne lorsqu’elle abat un Enée, fade et capricieux. Créüse doit prendre sa place, devenir Enée : pour cela, Caieta fait appel à la déesse jumelle d’Aphrodite, Echiès, qui accorde n’importe quel vœu à celui qui l’invoque. Mais ce vœu a un prix : l’horreur des horreurs s’abat sur celui qui a prononcé le nom de la déesse maudite. Caieta devient un squelette ambulant mais Créüse est sauvée : elle est Enée à qui sa mère a donné l’apparence de sa défunte femme pour le protéger.

Cet instant change la donne : c’est sous l’apparence d’une femme que Créüse-Enée va arriver à Carthage et du corps d’une femme que Didon va tomber amoureuse. L’histoire est réécrite : Didon ne se suicide pas suite au départ d’Enée mais lorsqu’elle découvre Créüse dans les bras du roi de Namibie, Iarbas. De même, le mariage de Lavinia et d’Enée sous sa forme féminine ne peut être consommé permettant à Iule d’être le fondateur de la gens Iulia.

Tout doit être réécrit, repensé par l’auteur pour permettre à Créüse de survivre et à l’histoire de se dérouler. Le récit est troublant : elle revient sur son passé, sur ses difficultés à assumer son corps de femme et son rôle d’homme, sur le regard que pose sur elle ceux qu’elle rencontre comme sa propre femme Lavinia à qui elle ne peut offrir la traditionnelle nuit de noce. Le futur, révélé lors de la descente dans le royaume souterrain, annonce la grandeur et la décadence du futur empire à naître. Celui-ci est l’héritier de Troie qui a connu l’apogée, la richesse puis le déclin et la chute lors du siège : là aussi, il y eu un Instant où tout aurait pu être différent si Priam n’avait pas accepté d’accueillir Hélène.

Si la Créüside est un roman féministe, il s’agit aussi d’un livre politique. Créüse qui avait été sacrifiée pour des raisons politiques liées à l’empereur Octave, se rebelle : Magda Szabò rédige ainsi l’épitaphe d’une génération d’écrivains qui, comme elle, ont refusé de se plier aux exigences de Staline et de servir le régime. Eux aussi ont vécu cet Instant où ils ont dû faire le choix de leurs convictions et en payer le prix.

Le fond aussi bien que la forme

Si le fond, l’histoire est en elle-même passionnante, la forme s’inspire du théâtre : elle mélange la comédie car un homme dans un corps de femme peut prêter à confusion, mais aussi la tragédie lorsque l’Instant du choix se présente. Les registres de langues se superposent et se mélangent : celui de l’œuvre original, celui de l’auteur qui va jusqu’à inventer un lexique phrygien où fakata signifie lubrique et où, à défaut de crapaud, la crapule devient siniaque.

Une dernière œuvre puissante, politique, sociale qui confirme que Magda Szabò est une grande, non seulement de la littérature hongroise mais aussi de la littérature européenne du XXe siècle.

Julie Lecanu

Magda Szabo,  L'Instant, Vivianne Hamy, février 2009, 356 pages, 22,50 €

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