Eric Chevillard vient "Démolir Nizard" dans un roman charge : "La littérature selon Nisard est un bien triste missel"

Vous connaissez Désiré Nisard, vous ? De nom seulement ? Même pas ? Ça ne m’étonne qu’à moitié : il est vraiment tout à fait passé de mode (1). 

Moi, je le connais. Pour deux raisons. La première est que je passe désormais une bonne part de mon temps dans ma maison de famille, à deux pas de Châtillon-sur-Seine. À Châtillon-sur-Seine, charmante petite cité aux confins de la Bourgogne et de la Champagne, Désiré Nisard, qui y naquit, est le grand homme local, en concurrence toutefois avec l’illustre Maréchal Marmont. Le lycée de la ville porte son nom – les élèves le transposent en « Lycée des idées bizarres »–,  il y a sa rue, et les érudits locaux lui consacrent de longues et savantes monographies. 

La seconde raison ? Sans être un « dix-neuviémiste » professionnel, comme ceux que Chevillard a sans relâche interrogés sur Nisard, j’ai eu, de temps à autre, une petite curiosité pour l’histoire de la critique littéraire aux siècles passés. Je sais donc que Nisard, Jean-Marie-Napoléon-Désiré, né en 1806, mort, académicien, en 1888, fit ce qu’on appelle une « belle carrière universitaire ». Et, de façon assez versatile, politique : il fut député, puis sénateur de la Côte d’Or, et Inspecteur Général de l’Enseignement Supérieur. Ses œuvres ? Outre un bref péché de jeunesse, Le convoi de la laitière (Chevillard n’a pas aperçu que le con, ici, est haplologique : relisez le titre ainsi revu…),  c’est pour l’essentiel la critique littéraire qui a été pratiquée par Nisard. De façon très conservatrice : pour lui, Chevillard le rappelle opportunément, la littérature française décline depuis la fin du XVIIe siècle. C’en est à se demander dans quels tréfonds d’ignominie elle se traîne aujourd’hui.

Oui, je connais Nisard. J’ai même lu, qu’on se tienne bien, quelques pages de lui. Pas si mal que ça, ma foi. Écoutez-le parler, Désiré Nisard :

« Les habitants de Marseille s’échauffaient sur tout et à propos de tout. Ils parlaient avec les yeux, avec le nez, avec le front, avec les mains, ils s’agitaient sur leur banquette. Il semblait que leur langue n’était pas gouvernée par leur cerveau, et qu’elle n’attendait pas leurs idées, et qu’ils parlaient tous comme des gens qui veulent rattraper leurs paroles. C’est cette précieuse facilité qui, dirigée par le besoin de faire fortune, devient ce qu’on appelle de l’éloquence parlementaire ».

Il y a, bien sûr, une troisième raison, aujourd’hui, de connaître Nisard : le livre d’Éric Chevillard. Enfin, de l’auteur qui se donne ce nom. Ne serait-ce pas plutôt un pseudonyme anagrammatique de… Désiré Nisard ? Les deux patronymes riment, presque richement. Regardez maintenant les prénoms : le – éri – d’Éric inverse le –iré  de Désiré. Inversion qui, de toute évidence, annonce la haine de Chevillard pour, on l’a compris, son ascendant, son père, j’ose le dire, son vrai père. L’aveu de cette filiation, d’ailleurs, se lit dans les dernières lignes du roman : Éric se glisse dans les habits de Désiré. Pour exterminer du même coup, par une noyade dans la Douix, le père et le fils, en dépit de l’infime différence de leurs noms.

Le désir de meurtre qui anime Chevillard a donc quelque chose d’œdipien (2). Il se manifeste avec une ardeur qui reste intacte tout au long du roman – car c’est bien un roman. On le lit d’une traite, et on rit beaucoup. On rit « d’un rire large et sonore ». On rit aux truculences, toujours très bien venues, qui émaillent le texte. On rit aux interruptions de Métilde , qui, comme tout un chacun, s’étonne un peu de la fureur de… de qui, au fait ? D’Éric ? On ne sait trop. Disons tout bêtement du je qui dit je. Elle l’interroge, ce je : « Mais qu’est-ce qu’il t’a fait exactement, ce type ? Mais pourquoi te mettre dans des états pareils ? ». On rit encore aux faits divers et informations politiques déplacées, qui, effaçant le nom des véritables coupables, attribuent à l’ « indésirable Nisard » toutes les ignominie de Pasqua, de Bush ou du baron Sellières.

« La littérature selon Nisard est un bien triste missel ». C’est peu contestable. La littérature selon Chevillard, c’est tout autre chose. « Sous le rire de surface se lit, on l’a compris, une réflexion aiguë sur l’écriture ». C’est ce que j’avais commencé par écrire. Je me corrige : le rire est ici, profondément, une réflexion aiguë sur l’écriture.


Michel Arrivé

(1) Signalons tout de même le très caustique et indémodable Contre la littérature facile dudit Désiré Nisard réédité par les bons soins de Milles et une nuits en 2003.

(2) Ce roman de Chevillard comme une manière moderne du Contre Sainte-Beuve de Proust, le rire en place du sérieux mais avec la même finalité : mieux connaître son « ennemi » pour se mieux connaître soi-même en faisant son portrait en ombres chinoises... 

Eric Chevillard, Démolir Nizard, Editions de Minuit, septembre 2006, 173 pages, 14 euros



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