"Déraison", le roman d'Horacio Castellanos Moya inspiré de Thomas Bernhard

On ne peut que conseiller aux lecteurs de Thomas Bernhard et aux autres - il y en a ? – de se précipiter sur les romans de Horacio Castellanos Moya, et, particulièrement, sur la dernière traduction parue en français, Déraison. Si Le Dégoût, était un pastiche du grand auteur autrichien – roman d'ailleurs sous-titré « Thomas Bernhard à San Salvador » -, on pourrait dire de Déraison qu'elle est une œuvre « à partir de », qu’elle continue le travail engagé par Bernhard, qu’elle tient « le pas gagné » pour paraphraser Rimbaud.

On sait que l’exagération est la principale caractéristique de l’écriture bernhardienne. Ainsi, Moya a outré les traits de caractère du narrateur et l’a rendu le plus paranoïaque possible. Mais, ce qui donne à Déraison son caractère purement bernhardien – comme on dirait d’une autre œuvre qu’elle est romanesque, et on osera ainsi affirmer ici que Thomas Bernhard n’a pas inventé seulement un style mais véritablement un genre littéraire au même titre que le roman en est un -, c’est par-dessus tout le travail réalisé par Moya pour appliquer dans son ouvrage l’une des règles édictées en principe par Bernhard : prendre la direction opposée.

Le narrateur est engagé au Guatemala pour travailler sur un rapport de plus de mille pages consacré aux massacres et autres exactions commis sur des civils indiens par les militaires durant la dictature des années 80. Alors que l’on pourrait normalement s’attendre à ce que l’attention du narrateur fût arrêté par les horreurs en tout genre qu’il peut y lire, qu’il nous en donne les détails les plus macabres, que cette lecture devienne bientôt intolérable, lui souligne la beauté stylistique des témoignages des Indiens, il loue leur langage poétique. Quand on lui demande des nouvelles de son travail, il parle du rapport comme il le ferait d’une œuvre littéraire, véritablement fasciné.

Que dire de la scène de sexe qui reprend le même principe et qui en étonnera et en amusera plus d’un – mais on ne dévoilera rien. On dira juste qu’il ne doit pas exister un seul épisode érotique semblable dans toute la littérature

On aura compris que ce qui importe n’est pas ce qui est raconté mais comment cela l’est – ce qui pourrait être une bonne définition de la littérature. Bien entendu, les thèmes abordés par Moya – les exactions des dictatures militaires en Amérique du sud, la peur, etc. - ne le sont pas au hasard, ils sont l’énergie essentielle qui permet au style de Moya – le moteur – de développer toute sa puissance tragi-comique outrancière. Car on tiendra aussi à souligner l’humour contenu dans ces pages, épice essentielle sans laquelle Moya ne serait pas le sacré farceur qu’il est somme toute. Piégé entre l’énormité des horreurs vécues, l’insignifiance des moyens en notre possession pour les relater et le peu de retombées à attendre de cette relation, nous ne pouvons être rien d’autre que bouffon, le seul qui a le doit de dire sa vérité au roi tant qu’il le fait affublé avec outrance.


Philippe Menestret


Horacio Castellanos Moya, Déraison, traduit de l'espagnol par Robert Amutio, 10/18, août 2009, 141 pages (Les Allusifs, mai 2006), 9,90 € 



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