Elsa Osorio, "La Capitana" : une héroïne du XXe siècle.

Il est devenu bien rare qu'un roman soit passionnant à lire, et en même temps pose des questions d'ordre littéraire tout en nous invitant à réviser notre conception de ce qui est, ou pourrait être, littérature.

 

C'est pourtant le cas du dernier roman d'Elsa Osorio, que nous connaissions pour avoir donné Luz ou le temps sauvage en 2000, Tango en 2007 et Sept nuits d'insomnie en 2008. Désormais traduite dans le monde entier, la romancière argentine était sans doute attendue ; c'est peu dire que notre attente est comblée.

 

Elle retrouve les traces de Mika Etchebéhère, née Micaela Feldman, qui a été l'une des seules figures féminines, outre la « Pasionaria », de la guerre civile en Espagne. Non contente d'avoir enquêté sur Mika, la « Capitana », dirigeante d'une unité de combat du POUM en 1936-37, Elsa Osorio a même retrouvé ses carnets, rencontré ses amis, ses correspondants, puisque l'extraordinaire Mika est décédée en 1992 à l'âge de 90 ans.

 

Tout en découpant savamment son intrigue par tranches de différentes époques – sans que cela ne soit fastidieux à aucun moment, tant son style est fluide –, Elsa Osorio nous pose la question : alors, finalement, le vraisemblable, qu'en pensez-vous ? Car ce qu'elle nous raconte est vrai ; mais ce n'est pas vraisemblable, et elle le dit. Une fois encore, comme l'a fait avant elle le très grand Borges, comme l'ont fait quelques écrivains de grande ampleur, Elsa Osorio démolit, atomise, annihile la notion de vraisemblance en nous prouvant que la réalité ne « dépasse » pas la fiction : elle la ridiculise, elle la réduit en miettes.

 

Jamais aucun romancier n'aurait osé inventé le personnage de Mika Etchebéhère : une jeune fille née en Argentine, qui tombe amoureuse d'un homme, Hipólito, qui sera l'ami de presque tous les intellectuels révolutionnaires de son temps, qui rencontrera à Berlin et à Paris les agents de la Guépéou, qui se retournera contre les staliniens et s'imposera en Espagne à la tête d'une colonne de paysans en révolte, laquelle sera l'une des rares à avoir défait les forces de Franco en plusieurs lieux..., une femme qui toujours cherchera la vérité, l'honnêteté intellectuelle, la droiture, une femme que même des gens de droite admireront, une femme qui s'en va enfin, paisiblement, considérant que le travail est accompli, bref une Femme, avec un F majuscule, jamais aucun écrivain n'aurait osé l'imaginer.

 

Elle vivait. Elsa Osorio la fait revivre.

 

Trésors sortis de l'oubli... On ressent un vertige lorsqu'on songe à ces personnes extraordinaires dont nous ne saurions plus rien s'il n'y avait pas des Osorio, des Malraux ou des Rufin pour les exhumer et leur rendre leur grandeur.

 

Mieux encore : on aurait pu redouter l'emphase, l'exagération, le pathos. Pas du tout ! A aucun moment Elsa Osorio ne verse dans ces travers. Avec simplicité, rigueur, et surtout fluidité, son style rend le vécu d'une femme grande, et peut en cinq ou six mots nous emplir de joie, en décrivant une scène érotique que d'autres auraient mis une page entière à trousser : « Mika a enlevé son blouson de cuir, puis l'autre en grosse laine, dessous elle ne portait qu'un pull léger, et Antonio a pu l'imaginer sans ce pull. Comme si elle lisait dans ses pensées, elle lui a souri avec une douceur inédite […] »

 

Signalons au passage l'excellente qualité de la traduction de François Gaudry, que l'on connaît déjà pour ses remarquables travaux sur la littérature espagnole et sud-américaine.

 

La guerre civile aussi, l'attente, le froid, la rigueur du climat et la puissance des explosions sont rendus avec tout autant de force et de finesse : « Elle était courbée contre le parapet, ses yeux fouillaient les lueurs de l'aube, essayant de distinguer au loin les silhouettes de ses garçons, une lame d'angoisse plantée dans sa poitrine, et les éclats sans pitié des mortiers, les crépitements des mitrailleuses. »

« Ses garçons » : des hommes plus âgés qu'elle, qui la respectent tellement qu'ils n'osent même pas l'imaginer en femme, et rabrouent les gaillards des autres unités qui leur demandent si par hasard elle couche avec quelqu'un. Elle ne couche pas. Elle est toujours debout, à nos côtés, dit l'un. Et alors, que fait-elle, là-bas, cachée dans un coin ? Elle nettoie son fusil, cette arme qu'elle ne voudra jamais abandonner et qu'elle refusera de rendre aux Brigades Internationales soutenues par l'URSS. Un autre monde. En mai 68, elle se déguise en bourgeoise de la rue Gay-Lussac pour échapper aux CRS, et elle explique aux jeunes gens pourquoi il faut mettre des gants pour dépaver les rues.

 

Des heures, on pourrait passer des heures à évoquer Mika Etchebéhère. Elsa Osorio s'est contenté de 333 pages. On ne peut que déconseiller de commencer ce livre le soir à 21 heures, tant il est passionnant : vers 3 heures du matin, je voulais le relire.

 

Bertrand du Chambon

 

Elsa Osorio, La Capitana, traduit de l’espagnol par François Gaudry, Métailié, août 2012, 333 p.- 20,00 €

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2 commentaires

la traduction n'est pas si excellente que ça. Monsieur Gaudry ne semble pas maîtriser les règles d'orthographe de la langue française. La syntaxe est parfois hasardeuse.  Petit bémol...

Pour bien connaître – et apprécier – les publications des éditions Métailié, je trouve plutôt surprenant ce premier commentaire qui évoque l’orthographe et la syntaxe hasardeuses de la traduction de François Gaudry. Mais tout est possible après tout…Voilà pourquoi j’aimerais bien que soient rapportées ici quelques fautes relevées dans ce livre... Afin de juger sur pièces.