Tuer n'est pas jouer

Prenez Michel Leman, acteur à grand succès mais dont on va apprendre qu'une vie d'avant et fort trouble ne se défait pas de lui. Prenez sa victime, manière de vieux détective maître-chanteur un rien paumé. Prenez la fille de ce dernier, qui est comme une apparition angélique dans la vie de Michel Leman. Mélangez le tout dans les milieux du théâtre et du cinéma que Sylvie Granotier connaît parfaitement, et vous obtenez un polar très étonnant, doué d'une force d'égaremment hors du commun.

Après Belle à tuer, qui nous conduisait aux abords de la démence, Sylvie Granotier garde son affection pour cette frange qui marque la limite ténue entre le réel et l'imaginaire, entre le sain et le fou, mais change de point de vue et s'immerge dans la peau d'un acteur qui va perdre petit à petit le contact du réel. Ou bien le retrouver, ce qui est pire, peut-être, pour un acteur… Chose aisée à raconter poiur Sylvie Granotier, parce qu'elle est elle-même actrice, mais chose ardue, car le déroulement de la pensée tarabiscottée de Michel Leman force l'écrivain à maîtriser parfaitement son schéma de peur de s'égarer elle-même. Le résultat est saisissant, car Sylvie Granotier sait parfaitement par quels méandres nous perdre pour que la révélation finale n'en soit que plus déroutante. 

Pourtant rien de spéctaculaire : Michel Leman fait le récit des événements qui l'ont conduit par deux fois à tuer, car il s'est constitué prisonnier pour cela mais les policiers ont reconnu la star et ne veulent pas le croire : encore une lubie d'acteur ! Alors — car il sait que ce n'est pas du surmenage, il est certain d'avoir tué ! — il va reprendre le fil des événements, comme pour lui-même, comme pour s'ancrer de nouveau solidement dans le réel et ne pas sombrer dans la parfaite folie dont il craint en même temps de ne pouvoir s'échapper tout à fait. Et nous avec lui, car la force de ce roman est le point de vue, qui avance à tatons et nous perde sitôt qu'il nous explique un fait nouveau.


« Mais après tout, que ferait-il d'une conscience ? »
(Gimini Criquet à propos de Pinocchio qui veut devenir acteur, dans la version de Walt Disney)

Le monde des acteurs est vu ici du côté obscur, du dedans, et rien de tendre ne vient naturellement sous la plume de Granotier. La sur-estime de soi poussée à la folie pose un climat strident où la paranoïa règne en maîtresse car la limite entre le jeu et la vie est si mince que la franchire sans s'en aprercevoir est courant. Le parcours de l'acteur Michel Leman, du petit théâtre où il « écrase » ses camarades pour s'imposer jusqu'aux sirères d'Hollywood,  est tellement archétypique mais sans faux semblants qu'il suffit à lui seul comme témoin d'une vacuité que Granotier ne manque pas d'épingler. 

Mais où est le réel et le joué dans la vie d'un acteur ? Quelle est la part de réalité qui ne sera jamais corrodée par le jeu ? Si le titre du roman - emprunté à James Bond, notons le tout de même - est parfaitement adapté, ce polar ciselé révèle aussi que le genre permet d'entrer dans tous les milieux et d'en exposer les défaillances. Car le polar est surtout l'outil qui met en évidence la faille, le petit moment par lequel tout se retranscrit soudain devient tout à fait vain. La critique est acerbe, le récit bien mené, tout est en place : mais prenez garde, lire n'est pas jouer ! 

Loïc Di Stefano 

Sylvie Granotier, Tuer n'est pas jouer, Albin Michel, "Spécial Suspens", février 2008, 18,50 euros

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