L'amour : De la nature d'une illusion

Au large d’une culture dominante qui semble célébrer l’amour, un philosophe tente la radiographie d’un objet de perplexité qui n’en finit pas de se débattre entre la bête et le sacré. L’amour continue d’occuper la première place dans l’ordre des valeurs et d’une politique éditoriale proche de son lectorat, à en juger une pléthorique production romanesque qui trouve son public – la preuve par une romancière « populaire » alsacienne…

 

Le « mystère de l’amour » est-il déchiffrable ? A rebours de « l’étrange prolifération des célébrations, glorifications et autres éloges philosophiques de l’amour », le philosophe Ruwen Ogien, directeur de recherche au CNRS, s’amuse à déconstruire l’exaltation de ce « complexe » d’amour (complexus, ce qui est tissé ensemble) – un ensemble qui tient de l’animal, du spirituel, du social et du mythologique...

C’est que les clichés béats ont la vie dure et « l’idéologie de l’amour romantique », dont les « exigences d’exclusivité, de fidélité, d’éternité » sont pourtant dépourvues de toute « force normative », continue de prospérer – du moins dans certains milieux dits « populaires » - entre l’hypocrisie du tout-interdit et celle du tout-permis... Quel penchant irrésistible nous jette les uns vers les autres voire nous pousse à l’union avec nos semblables quand bien même les « conditions de réalisation concrète » de la fixation amoureuse butent sur l’instabilité d’une société à très haute volatilité qui valorise autant l’autonomie que l’attachement? Entre besoin de complicité, de constance et nécessité dramatique du désir, l’image de l’amour comme nouvelle religion, constate le philosophe chercheur, n’est « pas spécialement en harmonie avec ce que nous savons de l’état présent des sociétés « occidentales »…  


Le besoin de vie commune serait-il néanmoins la loi dominante de notre nature ? Les humains ont tellement de peine à vivre ensemble et pourtant ils ne peuvent se passer les uns des autres... « La question de l’amour revient à cette possession réciproque : posséder ce qui nous possède » constatait Edgar Morin dans Paroles d’amour (Syros, 1991). Mais si l’amour dit « érotique » peut « trouver un assouvissement dans la possession de l’autre », il s’agit là d’une « satisfaction passagère et surtout autodestructrice, car en annulant le manque, elle nous fait perdre l’amour » (Ruwen Ogien, pp. 119-120).  L’amour se fonderait-il autant sur l’union que sur la séparation ? S’agissant de la « définition conative de l’amour comme souci du bien de l’aimé, désir d’œuvrer à son bonheur », le philosophe chercheur souligne cette évidence : il est « courant d’aimer quelqu’un sans se soucier de son bien ou travailler à le rendre heureux »…


Interrogeant la chanson populaire (avec une prédilection pour le scepticisme à la Brigitte Fontaine : « l’amour c’est du pipeau, c’est bon pour les gogos ! »), le philosophe constate que l’amour « donné dans la certitude d’aimer et d’être aimé reste miné par le doute » : « Comme dans un roman policier (mais en moins captivant) il faut attendre la chute pour envisager une issue à cette cohabitation douloureuse de la certitude et du doute. »


Sans pour autant invoquer le deuxième principe de la thermodynamique (un principe de dégradation et de désintégration universel), le philosophe n’en constate pas moins que les êtres vivants peuvent vivre de leur propre désintégration en la conjurant – serait-ce en débarrassant l’amour de son « exigence d’éternité » puisque sa « conception non essentialiste n’impose rien d’unique, de fixe, d’éternel, d’universel en matière d’amour » - et en débarrassant le terme d’une utilisation aussi confuse qu’outrancièrement marchandisée… Après avoir traité les six questions de base suscitées par les très réfutables clichés sur l’amour et instillé son éthique minimale dans l’équation de la rencontre, le philosophe la rend à son absolu chimique, celle d’un moment de vérité invitant à la réciprocité avec une altérité irréductible, selon cet impératif catégorique, en vigueur depuis Hippocrate, qui ne tient d’aucune moraline : surtout, ne pas nuire « au nom de l’amour »...

 

L’amour au XXIe siècle ?

 

Agnès Ledig n’est plus à présenter : établie comme sage-femme libérale dans le Bas-Rhin, elle connaît les feux de la rampe et les programmes de promotion chargés dès son premier roman, Marie d’en haut (Albin Michel, 2011), écrit lors de la leucémie d’un de ses fils et devenu le coup de cœur du grand prix des lectrices de Femme Actuelle. Son second, Juste avant le bonheur (Albin Michel, 2013), obtient le prix Maisons de la Presse et dépasse le cap des 160 000 exemplaires vendus.

Désormais régulièrement comparée à Anna Gavalda, elle publie son troisième roman, dédié « à toutes les petites sirènes… et à ces hommes, sensibles et délicats, qui savent les aimer vraiment »…


« De quoi s’agit-il ? » comme demandait le maréchal Foch face à tout objet de perplexité. Des failles, des fragilités ou des béances d’accidentés de la vie qui apprennent à « se reconstruire ensemble » dans la dynamique du désir lancé pour s’emparer du ciel… Soit Roméo, pompier professionnel ayant chuté en sauvant un enfant, et Juliette, l’infirmière du « service de réa » qui tente de « recoller les mille morceaux de son corps et de son cœur »… Il y a aussi Vanessa, la petite sœur « rebelle » de Roméo, Guillaume le collège infirmier et Malou la grand-mère de Juliette. « Puisque c’est d’amour dont il s’agit », la délicate fiction d’Agnès Ledig rappelle « qu’être heureux, c’est regarder où l’on va, et non d’où l’on vient ». L’amour, mode d’emploi, raccourcis compris ? Modèles d’harmonie plus ou moins discordantes qui parviennent à s’accorder, envers et contre tout ? C’est l’histoire d’un monde qui se réinvente à partir d’un visage entrevu, effleuré, enfin pris entre ses mains… « Tout ce que l’imagination humaine peut mettre derrière un petit morceau de visage ! » soupirait Marcel Proust (1871-1922) dont l’arabesque des phrases a échappé à sa Belle Epoque. L’amour, à la racine de nos vies sans lendemain ? « Que reste-t-il de la vie, si ce n’est d’avoir aimé ? » lâchait Victor Hugo (1802-1885) en connaisseur.


Michel Loetscher


Ruwen Ogien, Philosopher ou faire l’amour, Grasset, septembre 2014, 272 p., 18 €


Agnès Ledig, Pars avec lui, Albin Michel, octobre 2014, 360 p., 20 €

 

Une première version condensée de cet article a  paru dans les Affiches-Moniteur.

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