Picasso, des désastres de la guerre aux ailes de la paix

Jusqu’au bout de son existence, il a l’air actif, robuste, le regard puissant. Picasso n’a cessé de déjouer toutes les attentes. Mort à 92 ans, sa vitalité rare était la source de sa créativité incessante, comme si les deux mots avaient constamment rimé. Il était normal qu’en près d’un siècle, Picasso ait été le témoin proche ou plus lointain de la violence qui, quand elle dégénère et devient extrême, est la cause des antagonismes les plus destructeurs. Picasso a ainsi vécu les guerres. S’il n’a pas été le soldat combattant dans une unité que tant d’autres artistes ont été, il a été touché par leurs ravages, rejoignant en cela des millions de civils. Comme eux, il ressentait la douleur et la peur. Il a su mieux que quiconque les traduire en œuvres si expressives qu’à travers elles, on perçoit le drame.
Guernica est de toute évidence la preuve la plus manifeste de cette blessure universelle dans la chair des êtres et de sa traduction visuelle dans leur mémoire.

Si une photo de 1911 le montre portant l’uniforme, ce serait presque une composition de plus, une création juste le temps de la pose. Il s’agit en vérité de l’uniforme du sergent Braque, dont on lit le matricule, 7129. Les relations de Picasso avec le monde militaire remontent à ce temps de l’école, en Espagne, puis se poursuivent dans celui de la jeunesse où elles rejoignent l’esprit plus ardent de la contestation de l’académisme : « J’ai conscience d’avoir toujours lutté par ma peinture en véritable révolutionnaire ».

Une fois arrivé à Paris en 1904, membre de la « colonie espagnole » qui est comme le lieu le reliant à son pays et Barcelone, ses idées et son art se rattrapent dans un extrémisme dont les productions de l’époque portent les marques, à la fois rejets des codes et usages de « matériaux bruts ordinaires, bon marché, éphémères et souvent industriels ».
Ce regard sur l’évènement présent, Picasso désormais le portera en permanence, que ce soit lors des guerres balkaniques (Bouteille et journal, 1913) ou tout au long de la Grande Guerre. Le Portrait de Guillaume Apollinaire, exécuté au crayon graphite sur papier vélin beige, de 1916, rend hommage au poète blessé au Bois-des-Buttes. Son casque est troué par un éclat de 150. Dans leur simple beauté, les mots d’Apollinaire sont aussi comme un tableau : « Et naguère, au temps des lilas, l’Eclat tempêta sous mon crâne ».

 

Autre tragédie, autre approche, la guerre d’Espagne. Bouche déformée par l’effroi soudain, triangle blanc du mouchoir qui ne sèche pas les larmes, La Femme qui pleure, huile sur toile de 1937, résume ces vies bouleversées et décimées par la guerre, « ce massacre des innocents » qui frappent les enfants et les mères. « Non, la peinture n’est pas faite pour décorer les appartements. C’est un instrument de guerre offensive et défensive contre l’ennemi » note-t-il.
Pour représenter ces femmes espagnoles qui sont frappées, Picasso transpose le visage de Dora Maar, celle qui fut pour l’artiste tour à tour et en même temps, modèle, inspiratrice, amante. En souvenir de ses compatriotes que la guerre a fauchés, du deuil et des larmes, Picasso peint en 1946 un grand tableau intitulé Monument aux Espagnols morts pour la France, qui se trouve, comme Guernica, au Museo Reina Sofia à Madrid et où apparaissent entre autres une tête de mort, des plantes vertes et des petits éléments rappelant le drapeau tricolore.

En créant la célèbre colombe, Picasso s’engageait pour la paix. Ce motif dont il décline de nombreuses variations deviendra vite un symbole mondial et sera repris, avec plus ou moins de talent et d’originalité, souvent détourné.
En 1951, il réalise sur contreplaqué Massacre en Corée, cette œuvre qui « a pris un aspect de science-fiction qui la délivre de son anecdote pour la faire entrer dans la grande tradition des peintures de la cruauté » selon Pierre Daix et qui renvoie à Rembrandt et à Goya en passant par Poussin et Manet, à une longue tradition d’artistes peignant l’affrontement, comme si à chaque siècle correspondait une manière de représenter la guerre, le feu aveugle des armes en face des poitrines offertes des victimes.

 

De la Scène de bataille pleine de mouvements exécutée alors qu’il est âgé de 14 ans (encre sépia à la plume, lavis, crayon graphite et touches blanches appliquées au pinceau sur papier) à ce Projet de couverture pour le numéro de décembre 1949 de la revue Europe, (encre, crayon graphite et sanguine sur papier), Picasso n’aura cessé de côtoyer l’indicible des conflits et de s’en faire auprès de ses contemporains, sous de multiples formes, le rapporteur, sensible, passionné, détaché, libre, singulier, bien dans sa manière unique. Cet ouvrage abondamment illustré de lettres, photos, tableaux, documents d’archives, sans précédent, résultat d’un immense travail, accompagne l’exposition actuellement en cours.    

 

Dominique Vergnon

 

Laëtitia Desserrières, Clotilde Forest et al. (sous la direction de), Picasso et la guerre, 220 x 280, nombreuses illustrations, coédition Gallimard / Musée de l’Armée / Musée national Picasso-Paris, mars 2019, 352 p.-, 35 €

 

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