Les deux temps d’Alberto Giacometti

Deux mots ont orienté comme deux axes fondateurs la vie et l’œuvre du sculpteur, résumant ses engagements d’homme et d’artiste, le décrivant dans son ascèse au quotidien, le reliant à ce qui a conduit et inspiré ses travaux.
Deux temps d’alternance et d’union dans son existence et de sa carrière. Son sens de l’humanité d’abord, sa quête d’esthétique ensuite.
Humanité, manifestée par une simplicité et une profondeur du regard sur soi, les autres, l’extérieur, qui venait du cœur. Jean Genet qui fut un des proches de Giacometti (1901-1966) relata qu’il lui devait sa bienveillance envers les autres.
Ses amis ne se comptaient pas, poètes, écrivains, peintres. Il est de plain-pied dans cette représentation d’un nouvel humain écrivent au début de cet ouvrage Emilie Bouvard et Annabelle Ténèze qui notent également sa sociabilité. Dans l’accomplissement final des œuvres, autour de Giacometti, les intervenants, les fondeurs entre autres, constituent une équipe soudée. Tel le créateur solitaire, il poursuit un lent et long travail qui, dit-il, ne servait pas, un travail aux marges de la société. Mais il ajoute aussitôt pas aux marges de l’humanité j’espère.
Dans un article présenté dans ce livre, on peut lire un article rédigé en 1955 par Sabine Weiss qui souligne la sincérité de l’artiste, sa courtoisie envers tous, les inconnus qui visitent son atelier tout autant que les amis.      

Esthétique, qu’elle vienne des arts de l’Afrique et de l’Océanie qu’il découvre vers 1923, de la statuaire antique, de l’art étrusque qu’il voit au Louvre en 1955 et qui le fascine, des maîtres classiques notamment Cézanne, de l’observation de la nature ou du quotidien, une esthétique prise à la manière d’Hegel, à savoir en tant que philosophie de l’art, réflexion sur les formes, approche du beau et du vrai. Yves Bonnefoy nota que Giacometti a rendu à l’art la dimension ontologique qui lui était déniée*.
Si on observe longuement la célèbre sculpture en bronze de 1961 de Giacometti, L’Homme qui marche, on verra se dégager une infinité d’idées, de sentiments, de sensations. Un poids évident d’humanité malgré la légèreté des membres qui renvoie à la souffrance, la nudité qui  laisse sans défense sans cesser d’envelopper l’homme. Figure en marche évoquant ces silhouettes brûlées qui avançaient encore sous le souffle de la bombe atomique, mues par une espèce de réflexe inconscient de survie. Autour de ce corps qui dépasse et domine le vide, c’est une beauté diaphane qui avance et en même temps fait face à l’adversité. Une sculpture n’est pas un objet, elle est une interrogation, une question, une réponse. Elle ne peut être ni finie, ni parfaite estimait Giacometti.  

Toutes les œuvres de Giacometti, sans doute pas aussi abouties et spectaculaires, n’ont pas en effet le même impact visuel que L’Homme qui marche.
D’ailleurs l’artiste n’a pas toujours été admiré et reconnu comme il l’est maintenant, certains voyant dans ces formes longilignes exagérées une sorte de parti pris limitant le renouvellement. Du reste lui-même a détruit puis refait beaucoup de ses sculptures, jamais satisfait.
Pour mener son œuvre de sculpteur, certes il modèle dans son atelier la terre ou le plâtre, matériau qu’il apprécie et retravaille au coteau, mais surtout et étonnamment il dessine, beaucoup, partout, sur des centaines de pages de revues comme Les Temps modernes ou la Nouvelle Revue française, avec son Bic bleu vif, ou au crayon graphite.
Il répétait que le dessin est la base de tout. Les exemples montrés dans l’ouvrage témoignent de sa dextérité, sa rapidité, son désir de ne retenir que l’essentiel, que ce qui lui servira par la suite. De même dans ses huiles sur toile ou sur planche de bois apparaissent ces portraits hâtifs parfois, ces essais  vers une réalité à transformer, ces longues femmes debout qui annoncent dans une sorte d’absence encore de totalité et de réduction des contours, ces hautes et hiératiques figures féminines et ces bustes masculins qui prendront alors leur volume.
Giacometti analyse, étudie tous les angles, varie les approches, cherche le meilleur. On peut comparer le monde à un bloc de cristal aux facettes innombrables. Selon sa structure et sa position, chacun de nous voit certaines facettes. Tout ce qui peut nous passionner, c’est de découvrir un nouveau tranchant, un nouvel espace a-t-il écrit.
Très documenté, présentant de nombreuses photos rarement vues, abondant en références, invitant à entrer dans l’intimité du sculpteur, mené par un ensemble de connaisseurs de son parcours, ce catalogue est publié à l’occasion de l’exposition qui se tient au musée des Abattoirs de Toulouse (jusqu’au 21 janvier 2024).

Dominique Vergnon

Emilie Bouvard, Annabelle Ténèze (Sous la direction de), Le temps de Giacometti, 220x285 mm, 160 illustrations, Gallimard, septembre 2023,  224 p.-, 35€

* "La blessure de l’art" : Genet dans L’atelier d’Alberto Giacometti ; Ibtissem Bouslama. Littératures, 2014

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