Corot, les portraits d’un maître

Pour ceux qui apprécient Camille Corot et connaissent son œuvre, deux traits le caractérisent et sont indissociables. D’abord, il est dès ses débuts un admirable paysagiste. Il suffit de penser par exemple à un tableau de 1823 environ, Le Petit Chaville, où la lumière déjà dominée anime l’ensemble et lui donne profondeur et vivacité. Cette emprise du pinceau sur le jeu des couleurs se retrouve dans les motifs exécutés partout où Camille Corot (1796-1875) passe et séjourne, en Normandie, en Picardie ou dans la Brie. Il devient par la suite ce maître incontesté du paysage une fois arrivé en Italie. Il ne cesse de peindre ce qu’il voit et de le restituer fidèlement tout comme il peint ce qu’il voit et l’idéalise subtilement.
L’éventail est large des sujets qui se rattachent à cette double aptitude, de La Cervara, du Pont de Mantes et des vues de Rome aux scènes champêtres qui "se teintent d’une harmonie de gris bleutés", quand la nature est décrite avec poésie et délicatesse (Paysage animé, 1870).

En second lieu, qui l’ignore et lui dénie ce rôle, Corot, le dernier des classiques, l’auteur de peintures historiques comme Homère et les bergers qui rappelle le grand Poussin des années 1640-1650, est le précurseur de l’impressionnisme. Les paysagistes anglais sont derrière ceux qui, à ses côtés, tels Rousseau, Troyon et Daubigny, restent à la source des carrières des plus célèbres impressionnistes. Mais son impulsion est décisive. "Il est toujours le plus grand, il a tout anticipé..." estime Edgar Degas en 1883. Claude Monet lui fera écho une quinzaine d’années plus tard en disant : "Il y a un seul maître, Corot. Nous ne sommes rien en comparaison, rien."  

Mais Corot portraitiste, Corot peignant des figures, Corot mettant au cœur de son tableau un personnage, voilà un aspect de lui qui est méconnu, omis, ignoré. Si ce n’est pas là l’essentiel de son œuvre, cet ensemble, pour la qualité et l’originalité de certains sujets, l’évolution des approches, constitue un fait majeur dans sa carrière. Il y a entre la figure et le paysage comme un équilibre qui s’établit, la première atteignant un sommet de réalisation à partir de 1860, le second restant jusqu’à la fin de son existence la marque de son brio, fruit de tout un riche passé.
Il ne faut pas cependant oublier que Corot dessine merveilleusement bien depuis sa jeunesse (Une Femme tricotant, mine de plomb de 1830, La Petite fille au béret, 1831). Corot ainsi que rappelle Sébastien Allard, conservateur général du patrimoine, directeur du département des peintures du musée du Louvre et commissaire de l’exposition qui se tient actuellement au musée Marmottan Monet, est définitivement "entré dans le panthéon" des artistes complets et fait une parfaite "fusion entre l’antique et le moderne".
Quand on voit les tableaux qui sont exposés, on comprend alors pourquoi Degas plaçait les portraits au-dessus des paysages. Que ce soit Madame Corot, la mère de l’artiste, doux visage émergeant de savantes déclinaisons de bleus et de blancs, l’austère et altière Mère Marie-Héloïse des Dix Vertus, ancelle du monastère de l’Annonciade, à Boulogne-sur-Mer, pyramide de silence qui se construit seulement entre du noir, du rouge et du blanc, ces moines lisant ou jouant du violoncelle sans parler de ces jeunes femmes absorbées dans des méditations dont l’élégance des vêtements, des parures dans les coiffures, des reflets de tissus augmentent la profondeur intérieure, voilà autant de chefs d’œuvre qui se révèlent, s’imposent, se multiplient.

 

La séduction s’accroît à nouveau quand on sait que ces figures, Corot les considérait comme sa part personnelle, presque secrète, conservée à l’abri de l’extérieur, au sens propre comme au sens figuré.
À quels autres peintres renvoient ces prodigieux tableaux tels que La Femme à la perle, exécuté vers 1868-1870, ces jeunes filles dont les yeux ne se dérobent pas vraiment sinon pour préserver la pudeur du corps, ces nus dont certains peuvent être "critiqués en raison de leur caractère désagréable" mais n’en sont pas moins troublants (Marietta, l’odalisque « offerte et refusée ») et enfin La Dame en bleu (1874) ?

À Vermeer, Manet, Giorgione, Fragonard, Titien, Ingres ?
Àtous et aucun. Ces toiles témoignent simplement du "génie créateur" de Corot. Car au-delà du souvenir qu’ils suscitent, c’est toute la modernité de la facture de leur auteur qu’ils manifestent.
Corot toujours renouvelé, dominant le genre, si possesseur de la technique qu’il se donne la liberté de supprimer des détails, de donner l’impression d’aller vite alors que tant de travail caché ne met en lumière qu’un immense talent, désormais affranchi des conventions sans pour autant jamais les mépriser.

 

Dominique Vergnon

 

Sébastien Allard, Corot, le peintre et ses modèles, 22 x 28,5 cm, 90 illustrations, Hazan, février 2018, 192 pages, 29 euros.

Musée Marmottan Monet ; jusqu’au 8 juillet 2018 ; www.marmottan.fr

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