Toulouse Lautrec, la vie en urgence

L’intelligence et la vivacité de la main pour compenser les disgrâces du corps ! Clairvoyant, Henri de Toulouse-Lautrec depuis son enfance n’ignore rien de ses défauts physiques. Il signe ses lettres d’un lucide et triste Monsieur Cloche-pied ou Henri pat’cassée.
Dans ce visage, une mauvaise surprise, ce "nez volumineux d’où deux brins de moustache, toujours mouillés, s’égouttaient sur l’enroulement des lèvres gonflées de sang". Pour Jules Renard, Toulouse-Lautrec était "un tout petit forgeron à binocles". Le tableau d’Edouard Vuillard (huile sur carton de 1898) pourrait être à lui seul un parfait miroir de l’homme, avec son petit chapeau, la barbe, les vêtements trop grands ou trop larges, deux couleurs dominantes, le rouge et le jaune, en somme un renvoi facétieux mais pas moins affectueux du personnage.
On raconte que La Goulue, de son vrai nom Louise Weber, qui l’appelait mon petit bonhomme», l’emmena un jour au Bois de Boulogne, "pour faire peur à quelqu’un". Plusieurs descriptions douloureuses signées de personnes loin d’avoir son envergure circuleront. Elles auront oublié la douceur du regard, son éducation réelle sous la plaisanterie, sa franchise refusant l’hypocrisie des messieurs qui viennent à l’insu des épouses dans les claques devant lesquels des cochers attendent jusque tard dans la nuit. Elles auront oublié sa générosité, à côté des clients qui marchandent les faveurs alors que lui ne compte pas et invite largement. Oublié surtout son immense talent, sa science du rythme dans ses compositions, son goût pour les couleurs qu’il sait unir autant qu’opposer pour donner à son travail des accents toujours personnels, un relief inimitable, un trait rapide qui stylise sans rien omettre, un sens de l’humour incomparable.

 

Toulouse-Lautrec a pour lui encore, mieux que tant d’autres, de savoir observer et de garder l’essentiel d’une figure, de saisir une situation, de porter la pique là où elle est juste et se fait sentir. Ses premiers dessins pour Le Mirliton sont résolument novateurs et ont un caractère inégalé. Autour de lui, gravitent les noms les plus remarquables du moment, amis et relations, que ce soit Degas, Van Gogh, Emile Bernard, Loïe Fuller, les Natanson, et tous saluent chez lui le génie naturel.  

Puisque le grand monde aristocratique lui est plus ou moins fermé ou qu’il en refuse les codes, il entre dans l’univers du spectacle, des cabarets, des cafés concerts, des nuits parisiennes, des théâtres, du cirque. Les nuits trop brèves, l’alcool, la syphilis auront raison de sa constitution.
Il meurt à 37 ans, en 1901.

 

Peu d’années en somme, pour produire toutes ces huiles et ces lithographies que tant de personnes au premier regard identifient presque directement comme étant de lui. On dirait que Lautrec ressent au fond de lui-même comme une urgence, un besoin de gagner contre le temps qui le ronge encore assez de forces et de santé pour travailler, exprimer ce qu’il veut dire, partager ses goûts pour cette vie nocturne festive, plus encore et surtout, pour l’art qui l’habite.
Maurice Joyant (1864-1930), critique d’art, marchand de tableaux, ami intime et exécuteur testamentaire de Toulouse-Lautrec, écrit dans sa biographie de l’artiste parue en 1926 qu’inlassablement, Lautrec observe tout ce qui de 1885 à 1901, tourbillonne, s’agite dans les courses, les vélodromes, les cirques, les cafés concerts, les bals de Montmartre, les théâtres, les endroits où le nu peut se mouvoir en toute liberté.

 

Mais uni à l’homme des fêtes qui les vit, il y a l’artiste qui les peints. Dans ce nouvel ouvrage, Nicholas-Henri Zmelty, maître de conférences en histoire de l’art contemporain à l’Université de Picardie Jules Verne, porte sur le célèbre peintre un autre éclairage. "Il serait ainsi parfaitement abusif de voir en Lautrec le chroniqueur de la Belle Epoque".
L’objectif de ce texte très documenté est donc de s’écarter des redites et "de l’image de joyeux luron fantasque". Même s’il faut y revenir, car il est toujours hasardeux de séparer homme et œuvre, sous peine de réduire l’un au profit de l’autre ou l’inverse. L’auteur analyse les stratégies de Toulouse-Lautrec pour se promouvoir, travailler, saisir la fugacité du vivant, selon une espèce de cadence en accélération continue. Plus que d’autres créateurs, Toulouse-Lautrec, "toujours à cheval entre deux projets", doit composer avec l’éphémère. Peut-être parce qu’elle répond aux enjeux de l’époque, du temps qui va, de la diffusion nécessaire, de la vitesse dans la captation du réel, l’affiche sera pour lui « une forme d’art à part entière…
Soucieux de la qualité de ses effets, il préfère être présent à toutes les étapes de fabrication de son affiche, vérifiant les épreuves et n’hésitant pas à corriger ce qui s’impose sur la matrice. Les pages traitant de l’affiche accusent le rôle essentiel de celle-ci dans l’œuvre de Lautrec et la part prise dans sa renommée. Il ne veut pas « voir ses affiches placardées dans les rues sans que le monde en soit informé ». Il veille auprès des critiques comme Roger Marx à la bonne réception de son petit dernier. "J’ai tâché de faire vrai et non pas idéal. C’est un défaut peut-être car les verrues ne trouvent pas grâce devant moi et j’aime à les agrémenter de poils folâtres, à les arrondir et à leur mettre un bout luisant." L’humour pour cacher les tristesses !

 

Abondamment illustré, cet ouvrage, en ouvrant d’autres pistes d’informations, invite à de nouvelles réflexions. "J’aimerais que les visiteurs comprennent la richesse de l’art de Toulouse-Lautrec, bien au-delà des images du Moulin Rouge", dit la co-commisaire de l’exposition qui vient de s’ouvrir au Grand-Palais et qui veut dégager un peintre résolument moderne comme la rappelle le titre. On est bien dans le sujet !

 

 

 

 

Dominique Vergnon

 

Nicholas-Henri Zmelty, Henri de Toulouse-Lautrec, la stratégie de l’éphémère, 200 illustrations, 260 x 310, Hazan, octobre 2019, 280 pages, 99 euros (relié sous coffret)

 

      

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