Voir Edo avec Hiroshige

Les saisons se succèdent, le temps s’écoule doucement, la vie n’est qu’une suite de petites éternités saisies au vol. L’instant qui s’évanouit aussitôt qu’apparu cède la place au suivant, sans suspension possible. Par la finesse des traits, l’intelligence des mises en place, l’harmonie des couleurs, Hiroshige nous convie aux événements au moment même où ils se déroulent, dans leur fraîcheur et leur vérité. Il nous propose de devancer l’imprévisible qui pourrait survenir en fixant le moment juste, précis, il l’étire à peine, avec lui l’éphémère est immobilisé et paradoxalement, devient durable dans la mémoire.
On reste dans un présent ténu, comme le disait un poète japonais au XVIIe siècle, il suffit de

Vivre uniquement le moment présent,
se livrer tout entier à la contemplation
de la lune, de la neige, de la fleur de cerisier
et de la fleur d’érable…


Chacune des cent dix-huit estampes qui composent ce magnifique ouvrage que l’on déplie avec un infini plaisir comme on regarderait un dépliant invitant au plus séduisant des voyages ne relate que cela, le quotidien des gens, les variations du temps, la diversité des paysages, les sanctuaires silencieux, les ponts arrondis, le spectacle des rues, les traversées en bac, les banderoles qui flottent, les branches ployées sous le poids de la neige.
Mais il le relate en donnant aux moindres choses une dimension d’infini. Régulièrement, impérial, inatteignable, inaltérable dans la pureté de ses lignes, apparaît le mont Fuji, présence lointaine, tutélaire, repère au lointain de la ville et des campagnes environnantes.

À partir de ces faits somme toute minces et mille fois répétés dans un pays où le détail plus prosaïque est tissé de la plus délicate poésie, le talent de l’artiste saisit de l’intérieur chaque élément et atteint pour le décrire une perfection visuelle telle que du décor habituel il fait un décor de théâtre, du paysan qui chemine un seigneur arpentant son domaine, de quelques danseuses suivie par une musicienne qui joue du shamisen un cortège de fête. Pourtant, à bien y regarder, cet instant  ordinaire le demeure, il devient seulement une scène en soi, un tableau pour l’œil, une simple proposition à le détailler.
En outre, comme le souligne Anne Sefrioui, éditrice spécialisée dans le domaine du livre d’art, auteure d’ouvrages consacrés aux grands musées et à plusieurs monuments d’importance, Hiroshige parfois ajoute une pointe d’humour au travers de l’anecdote, comme pour indiquer que tout cela est vrai, naturel, tiré de l’existence elle-même, authentiquement japonais et qu’il en est le témoin. C’est bien en cela qu’Hiroshige est incomparable et que ses estampes connurent un succès autant inégalé que mérité. 

Utagawa Hiroshige (1797-1858), fils d’un officier de la brigade du feu à Edo, s’intéresse jeune à la poésie et l’art occidental. Il voyage, il admire la diversité des paysages de son pays. Il connaissait jusque dans les recoins Edo, le Tokyo de maintenant, observant sans relâche les activités citadines. Il se fit moine bouddhiste à 60 ans. Un portrait posthume exécuté par Kunisada le montre assis sur une espère de carré d’étoffe, drapé comme un notable dans un somptueux kimono, les yeux toujours vifs sous le crâne rasé. L’épidémie de choléra qui sévissait alors l’emporta comme des dizaines de milliers de Japonais.

Dans ce recueil, le plus admirable peut-être est la qualité des couleurs, soit posées en aplats soit  subtilement dégradées, selon les plans et les intentions du peintre, les perspectives à vol d’oiseau qu’il veut adopter et l’importance des éléments qui permettent d’identifier les lieux. Partout, de petits personnages animent les paysages et en font ressortir la grandeur écrit l’auteure. Comme son célèbre aîné Katsushika Hokusaï (1760-1849), Hiroshige est le maître incontesté de l’ukiyo-e, la représentation de ce monde flottant et périssable. Tous ces artistes portaient dans leur héritage cette tradition qui veut que l’inspiration vient de l’instant, elle est à la jonction de tous les points de l’espace et de toutes les fractions du temps. Il faut effacer les traces du travail, la main est l’instrument d’une puissance cachée et au demeurant réelle, l’artiste ne doit pas plus laisser la marque de son labeur que l’oiseau ne laisse de trace de son passage dans le ciel.  


Dominique Vergnon


Anne Sefrioui, Hiroshige Cent célèbres vues d'Edo, 160 x 230, illustrations couleur, Hazan, octobre 2020, 240 p.-, (coffret et cahier explicatif), 35 euros

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