Deux mille ans de chefs d’œuvre en Chine

Harmonie des portraits féminins, présence des esprits et des démons, règles de savoir vivre et de sociabilité, relations exemplaires entre empereurs et ministres, culte des ancêtres dynastiques, métiers du quotidien, jeux d’enfants et forces naturelles déifiées, autant de sujets présentés sur des rouleaux horizontaux ou verticaux, des peintures murales, des panneaux, des feuilles d’albums, à l’encre et couleurs sur soie ou sur papier.
Des scènes qui pourraient paraître bien petites et ordinaires, en réalité des instants qui acquièrent des dimensions inouïes. De page en page, le lecteur de cet ouvrage qui est déjà en soi un objet précieux de par sa délicate reliure à lacets et son impression en double-pages non séparées, voyage pendant deux mille ans dans l’univers esthétique de la Chine. Chaque illustration pourrait être vue comme le miroir sinon le commentaire parfait d’un texte à la fois dense et imagé, riche et évocateur de l’art de ce mythique pays et de son immense culture, qui longtemps fascina les artistes occidentaux.

Sans nul doute, deux thèmes retiennent plus directement l’attention. Celui du paysage, d’abord. Lorsqu’on aborde ce thème, on se purifie le cœur pour reprendre les mots des deux auteurs qui se sont associés pour produire cette nouvelle édition de leur somme, parue initialement en 2004. Dans sa remarquable critique rédigée la même année, Antoine Gournay, professeur d’histoire de l’art et archéologie de l’Extrême-Orient, université Paris-Sorbonne, soulignait les nouvelles perspectives ouvertes par ce travail sur l’étude de la tradition picturale chinoise, et ses attaches directes avec la calligraphie. On en mesure toujours la portée inégalée.

Le paysage en effet, qui est celui des monts et des rivières, constitue un sujet pictural autonome. Il est l’héritier de cette pensée de Confucius qui voulait que celui qui possède l’humanité est heureux dans les montagnes, tandis que le sage se réjouit au bord des rivières. Décors d’arrière-plan, bien développés sous la dynastie des Tang, comportant des repères qui d’emblée séduisent le regard, comme les nuages, les monts vertigineux perdus parfois dans les brumes, les branches de saules ou de prunus doucement inclinées, les sources et les ponts, les fleurs et les papillons, se colorant de bleu et de vert, d’or et de jaspe, les paysages se relient  à différentes écoles et portent en eux une espèce de célébration de la nature.
Preuve que la tradition se transmet tout en évoluant, il est intéressant de comparer par exemple cet aérien Paysage à l’entrée du printemps de Guo Xi (rouleau vertical, encre sur soie, de 1072) avec cette œuvre, de plus petit format, Profonde élégance des monts et des ruisseaux, de Huang Binhong, datant du XXème siècle. Le lien entre les deux pourrait être Séparation à regret au mont Yu, de Wang Shimin, datant de 1668, appartenant au musée de la Cité interdite. Cet artiste possédait l’aise antique virile et profonde, avec un lavis et une maîtrise des hachures à l’évidence incomparable.   

L’autre thème où à chaque moment éclate littéralement le génie des artistes chinois est celui traitant des fleurs et des oiseaux, ces derniers étant apparus sur des murailles dès le néolithique ! Il semble que toutes les finesses de tons et les variétés de formes offertes par la nature soient reprises et magnifiées par ces maîtres, tels Xi Xun, Zhao Ji, Lin Chun, Bian Jingzhao, et tant d’autres. C’est sous la dynastie des Yuan que la peinture lettrée fut la plus florissante. À côté, très expressif, mais un peu plus rude et très local, se déploie le bestiaire avec ses buffles, coursiers, carpes et dragons, ces derniers étant des animaux mythologiques de bon augure. Chen Rong en donne une traduction impressionnante (rouleau horizontal, encre et rehauts de rouge sur papier, de 1244).  

Le sinologue d’origine suisse Paul Demiéville, expert reconnu en philologie bouddhique et professeur au Collège de France, consacra sa vie à la Chine et sa culture. Disparu en 1979, son rayonnement parmi les cercles qui s’intéressent à l’Extrême-Orient demeure immense. Il terminait l’introduction de son livre Anthologie de la poésie chinoise classique, paru en 1962 et qui n’a rien perdu de son poids, par quelques phrases qui suffisent pour entrer dans l’univers de la poésie chinoise et saisir autant sa puissance d’évocation que sa finesse de sentiment :
Mettez-vous donc en état d’innocence, comme le veut la meilleure philosophie de ce peuple. Au vestiaire la cervelle ! Prenez ces petits tableaux pour ce qu’ils sont, la réalité immédiate captée en mille images. Vous y verrez se déployer toute la vie humaine, transposée par un art prestigieux dont les moyens d’expression sont aussi stricts et aussi savants que les thèmes en demeurent proches de la nature. Partout derrière les mots toujours concrets vous percevrez l’immensité des espaces chinois, le cosmos répondant à l’homme, et aussi le sourd écho des profondeurs qui échappent à la parole. Peu à peu vous vous trouverez dans un monde enchanté, où tout est repos, simplicité, détente, et auprès de quoi toute autre poésie vous paraîtra verbeuse.

Ces phrases pourraient aisément être transposées dans ce monde fabuleux et inépuisable de la peinture, comme si les mots des poètes rejoignaient les touches des peintres. Nous sommes ainsi invités à voir l’espace infini, le détail infime, le silence, l’existence des courtisanes et des familles, toute une représentation du monde telle que l’a apportée en son temps le bouddhisme, qui avait lui-même intégré les leçons éternelles de la cosmogonie hindoue.


Dominique Vergnon

Emmanuelle Lesbre, Liu Jianlong, La peinture chinoise, 350 illustrations, 243 x 285 mm, Hazan, septembre 2021, 480 p.-, 39,95 €

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