Dura lex sed lex

L’ouvrage de Mark Osiel, un classique de la littérature du droit, possède une qualité qui le singularise au sein même de cette discipline : la pluridisciplinarité de son auteur est appliquée au discours, à savoir la parole du juriste et celle du sociologue. Ce double héritage, celui du décryptage des codicilles de la loi des tribunaux, et celui de l’autopsie des lois de la nature humaine, permet à l’auteur d’unir avec un certain bonheur des points de vue qui ont plutôt coutume, dans la pure (pire ?) tradition universitaire, d’être séparés au nom de la compartmentalization, pour reprendre une expression américaine. Ainsi que le fait remarquer dans la préface de ce livre Alain Garapon, Mark Osiel unit trois discours, ceux de la mémoire, de l’histoire et de la justice. Il ne commet pas l’erreur structurelle d’avoir divisé en trois parties son manifeste : avec une attitude digne d’un antique chroniqueur, cet Hérodote du droit n’assène pas de thèse pas plus qu’il ne tente un quelconque prosélytisme d’avocat de seconde zone, perpétuel danger démagogique, l’actualité le prouve, et l’histoire, justement en témoigne, du procès du Chevalier de la Barre au procès Pétain. La gravité du sujet n’autorise aucun jeu de mots douteux ou un quelconque tour de passe-passe destiné aux cabarets médiatiques. Le discours est érudit, jusqu’à l’étourdissement, en témoignent les notes de bas de page, qui dans ce texte accèdent au statut qu’elles doivent posséder et non à celui d’un passage obligé d’étudiant en mal de prose. On signalera l’excellente idée de l’éditeur de les avoir placées effectivement en bas de page, ce qui évite une manipulation souvent lourde dans ce genre d’ouvrage.

Le procès ou l’éveil de la conscience

C’est le sociologue français Émile Durkheim qui fournit à Mark Osiel les prémices de sa thèse : le procès est un acte de cohésion sociale de groupe, où la société se trouve réunie, voire en communion, dans le jugement et le rejet de l’accusé. Il y a comme un parfum médiéval dans cette thèse, et cela évoque bien sûr Michel Foucault et ses récits de tortures, cette exultation de la collectivité dans un geste plus grand qu’elle, qu’il soit commandé par Dieu, le Roi ou une Cour Pénale. Mais Mark Osiel, homme du vingtième siècle a tôt fait de constater une première objection naturelle à sa théorie : les parties du monde où la justice a un sens sont animées par l’esprit de liberté d’opinion et de liberté de la presse. Il devient donc difficile de concevoir une ‘union nationale’ autour d’un sujet pénal ; sans aller jusqu’à évoquer le négationnisme (pourtant partie intégrante de cette critique) ou simplement le révisionnisme, qu’il fût positif ou négatif, le simple fait que le moindre acteur d’un procès ou le moindre spectateur ait un droit de parole et d’opinion complique grandement la thèse durkheimienne. C’est là que Mark Osiel devient passionnant : il est question de regard sur l’histoire, de mise en commun de la conscience ; on peut être en désaccord sur le protocole du procès, on peut refuser de transformer l’accusé en bouc émissaire, on peut se diviser sur la validité des preuves (le procès Papon est un exemple de ces dissensions au sein d’une communauté), on peut avoir peur de la vérité, on peut avoir peur du mensonge : au terme du procès, cette communauté divisée finira par ouvrir les yeux sur de nouveaux horizons qui lanceront d’autres débats afin d’enrichir le discours. Le procès juridique est un mécanisme qui déclenche le procès linguistique, la parole. Il agit comme une sorte de révélation : face à l’horreur indicible, aux termes parfois bibliques (Holocauste, Shoah, procès Eichmann et Barbie, notamment, procès en Argentine), on assiste à une Apocalypse, c’est-à-dire une révélation au sens étymologique, un dévoilement. Le livre est paru juste après le procès Papon : on se souvient à l’époque d’une sorte de revival, que l’on excuse ce terme léger, autour du régime de Vichy, avec les arguments classiques nauséabonds – « Ce n’était pas si terrible » – tout comme avec la pompe officielle, où l’on vit un certain chef d’état proclamer enfin, avec cinquante ans de retard, le caractère odieux et inacceptable des crimes commis sous la terreur vichyste, non seulement par le délateur moyen mais aussi par des hommes d’état et des hauts fonctionnaires. Il n’empêche que malgré les imperfections de cette reconnaissance, celle-ci a eu lieu. Cet aspect un peu théâtral est justement au cœur du point de vue d’Osiel.

Monstrum in anima, monstrum in fronte : le procès, ou le spectacle des idées

Voici que l’auteur, dont on ne cessera de louer l’érudition, développe sa thèse en puisant - ô mérites de l’interdisciplinarité ! – dans la théorie littéraire. Se souvient-il d’Antonin Artaud, et de son brûlant ouvrage Le Théâtre et son double ? Osiel évoque le théâtre de George Bernard Shaw, le « théâtre d’idées ». En effet, le procès, lieu et moment où la parole s’incarne dans différents points de vue, dans une polyphonie exultante et quasi-incantatoire de preuves, d’opinions, de rejets, d’objections et de dénégations, est une sorte de théâtre du monde calderonien ; mais Osiel évite des comparaisons trop « émotionnelles », avec la tragédie, par exemple. En effet, la tragédie a tendance à exonérer le coupable, voire à le rendre positif. Le théâtre d’idées a pour but d’aider à discerner le « monstre » du « héros ». Le monstre est montré, dans son âme et son visage. L’enjeu véritable, dans la théorie d’Osiel, est de tracer une ligne de démarcation entre celui qui a commis la faute et celui qui en a été la victime. Mais voilà, on écarte ainsi toute émotion, toute dictature de la rancœur ou plus simplement du cœur blessé. Ainsi, Osiel ne parle pas de « crimes contre l’humanité » mais de « mass atrocity » (c’est la version originale du titre de l’œuvre : Mass Atrocity, Collective Memory, and the Law). Ce que propose et défend Mark Osiel, ce sont les « procès spectacles démocratiques », « liberal show trials ». Il en accepte les défauts, voire les dérives. Il refuse l’émotivité exacerbée, cette bonne conscience mal placée, cette psychologie de comptoir pour le deuil des victimes ou le travail de la mémoire sans aucune considération pour l’approche de la vérité ou le rétablissement de la vérité. Certes, on trouvera chez d’illustres historiens une émotion placée dignement au service de la science historique ; certes, on pourrait reprocher à Osiel de la froideur, voire du cynisme. Loin de cette idée, Osiel refuse de se laisser emporter par les sentiments, parce que cela peut mener hélas à l’écueil du sentimentalisme. Peut-être s’est-il souvenu de Chateaubriand, lui qui prétendait que « la mémoire est souvent la qualité de la sottise ». Osiel propose en définitive une pédagogie, une culture de la mise en perspective du doute et de la certitude, de la négation et de l’affirmation, loin des mots et des débats chers aux médias.

Dix ans plus tard

Rappelons pour conclure que cet ouvrage a été traduit dix années après son écriture. Depuis, le monde, nous dit-on a changé. La charnière que constitue le 11 septembre 2001 semble avoir clos une ère. Celle de la création des grands tribunaux, comme le rappelle Antoine Garapon : ex-Yougoslavie, Rwanda, traité de Rome instituant la Cour pénale internationale (CPI). Vestiges enfin constructifs d’un problème de conscience post-nazi, post-stalinien ? On pouvait craindre après l’attaque des tours du World Trade Center un abandon de cette auto-flagellation déguisée et sublimée (et justifiée !) dans ces tentatives de créer une juridiction internationale, voire universelle. On a en tête le scandale de Guantanamo, sorte de nouvelle Ferme algéroise aux relents malsains, qui échappe à la volonté de justice ; on a en tête les oppositions de l’administration Bush à la juridiction internationale, justement. Pourtant, Saddam Hussein a droit à un procès ; pourtant, les américains ont saisi la Cour Pénale Internationale dans la crise du Darfour ; pourtant en Roumanie avait eu lieu plus de dix ans auparavant un des plus scandaleux « procès » de l’histoire européenne, « digne » de celui de Pierre Laval… Comme on le voit, l’ère des procès n’est pas passée, c’était même un peu insensé de prétendre une telle chose, mais le choc du 11 septembre a provoqué bien des dérèglements verbaux.

La thèse d’Osiel se trouve confirmée dans cette parole que l’on donne encore aux accusés (Saddam Hussein, encore, Milosevic) et que l’on donnera encore, espérons-le, longtemps. En effet, ce n’est que dans cette division, entre celui que l’on juge et ceux qui le jugent, entre la parole même contradictoire et négationniste de l’accusé et la parole accusatrice et porteuse de souffrance des victimes que peut s’établir un jugement véritablement humain.


Romain Estorc

Mark Osiel, Juger les crimes de masse, Le Seuil, février 2006, 453 pages, 25 euros.

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