La traque du mal: old nazis never die

« J'ai fait mon devoir, conformément aux ordres. Et on ne m'a jamais reproché d'avoir manqué à mon devoir. »
Adolf Eichmann

Plus que tout autres criminels dans l'Histoire, les nazis ont été traqués après la chute du IIIe Reich, comme pour expurger la planète de cette sombre menace qui s'est retrouvée, pourtant, à servir aussi bien les Soviétiques que les Américains, aussi bien les dictatures d'Amérique latine que le moyen orient... Le mal incarné par le nazi s'est répandu, et le traquer, le débusquer, est toujours présenté comme œuvre salutaire...


La chasse secrète


Le journaliste Guy Walters signe un travail d’investigation surprenant, iconoclaste, effrayant, fascinant : loin des théories fumeuses conspirationnistes, loin des rumeurs fantaisistes, il livre une analyse précise, documentée et sans fard de la chasse aux nazis après la fin de la guerre. Des simples initiatives individuelles aux opérations d’envergure, le lecteur découvrira une histoire secrète moins manichéenne que le laisserait penser la doxa.

Premiers et seconds rôles

L’histoire est connue, et ses avatars aussi : qui n’a pas entendu parler de ces extravagantes élucubrations, la fuite de Bormann, la constitution d’un quatrième Reich, la survie d’Hitler, le réseau Odessa, tentaculaire organisation qui assurerait le quotidien des SS en fuite ? Un folklore digne de la littérature pulp, qui sut puiser dans ce substrat où se mêlent l’inévitable fascination morbide pour le mal, et parfois la nostalgie d’un temps où l’ennemi avait le visage idéal d’un démon maléfique, quand ce n’est pas une autre forme plus insidieuse de nostalgie qui présidait à ces réminiscences et à ces fictions. De la nazisploitation cinématographique (Train spécial pour Hitler, SS Girls, Holocauste Nazi, et même Inglorious Basterds dans une certaine mesure) à la référence du « méchant idéal » (Indiana Jones, Ces garçons qui venaient du Brésil), que ces allusions fussent grotesques, malsaines, ou fondées sur le désir inavoué d’être en guerre éternelle contre l’archétype du « vilain » pour reprendre un terme de comics, le nazi chassé, le nazi qui continue dans l’ombre à perpétuer ses crimes a tissé dans l’histoire contemporaine un réseau fantasmatique : Guy Walters entend démonter ces images déformées.

Le moindre des mérites de cette étude est de replacer les criminels en fuite dans le contexte des atrocités dont il furent les perpétrateurs ou les organisateurs. L’inconscient collectif qui abhorre le nazi l’élève paradoxalement : lorsqu’on plonge dans la réalité, l’horreur simple, nue et obscène frappe par sa banalité. Walters évoque la mémoire de ces « seconds rôles » moins célèbres qu’Eichmann ou Himmler : Priebke, Pavelic, Cukurs, Buchardt, Arajs, Stangl côtoient Mengele et Barbie. Ces noms firent trembler l’Europe et la Russie, ils causèrent des faits dont la lecture, dans un récit taillé à la serpe, sans effets de style superflus, fait froid dans le dos. Que cette formule banale n’occulte pas le travail de Walters : l’accumulation d’horreurs proprement vomitives risquait de faire basculer un tel ouvrage dans le réquisitoire voyeur. L’auteur évite cet écueil par un procédé intelligent : il ne cesse de juxtaposer, sans commentaires, le récit de la vie de famille de ces tueurs pères de famille tranquilles et celui de leurs activités professionnelles. Et il ajoute à ces faits, étayés par un ensemble de sources fort bien référencé et documenté (l’auteur est allé jusqu’à rencontrer d’anciens nazis qui avaient échappé à la justice), la réalité sordide des concessions et des marchandages qui présidèrent à la traque des nazis.

Le goût amer de l’injustice

A-t-on le droit ou le devoir d’être choqué par la realpolitik dont firent usage les nations alliées ? C’est la question que soulève l’ouvrage de Walters. Et la réponse, jamais directement donnée, laissant le lecteur à sa propre réflexion, n’est pas simple. L’Angleterre et les Etats-Unis notamment rivalisèrent d’ingéniosité retorse pour recruter d’anciens nazis. Le fait est connu : c’est d’abord l’opération Paper Clip qui permet le recrutement des meilleurs scientifiques, tels Von Braun, pour le compte de l’Oncle Sam. C’est aussi la création d’un réseau de contre-espionnage pour lutter contre « l’empire du mal » pour reprendre l’expression de Reagan, à savoir l’URSS. Mais Walters prend le temps également de nous apprendre qui furent les indicateurs des chasseurs de nazis : d’anciens SS, gardiens de camp, bourreaux aux abois qui en échange de quelques faveurs et d’une clémence facilement accordée ont parfois envoyé sur des pistes bien froides et bien pauvres les équipes de recherche. Certes, la politique d’une nation n’est pas le lieu de la morale, Machiavel l’a démontré en son temps. Mais l’idée que les innombrables membres des Einzatsgruppen, les innombrables bourreaux ordinaires, les innombrables fonctionnaires dont chaque coup de stylo envoyait consciemment et consciencieusement à la mort autant d’innombrables victimes, l’idée donc que ces personnes aient été sciemment ignorées ou laissées en paix au nom du découragement ou de la diplomatie a de quoi troubler. Walters nous rappelle à l’ordre de façon subtile et implicite : il y a des limites au cynisme d’état.

Plus encore, les réseaux de fuite, loin d’être réunis sous l’égide du « mythe Odessa », titre d’un chapitre fascinant, ne furent pas démantelés. L’évêque Hudal, responsable du séminaire austro-allemand de Rome, Monseigneur Draganovic, le vétérinaire anglais Arnold Leese, Clarita Stauffer militante de la Phalange espagnole permirent à des centaines de nazis de mener une vie décente en les installant en Amérique du sud ou en Espagne. Le style de Walters épouse alors celui d’un auteur de roman noir : espionnage, cris et chuchotements dans la nuit, manœuvres complexes, contacts occultes, pérégrinations incroyables de ces criminels qui ne se repentirent jamais, qui n’eurent jamais le moindre égard pour la justice, alors qu’ils se prétendirent tout au long de leur vie garants de la loi et respectueux des règles ! C’est le paradoxe du coupable innocent, parce qu’agissant sous ordre.

Un monde gris

Mais l’ouvrage de Walters est également consacré pour une grande part à Simon Wiesenthal, qu’il présente comme une sorte de « saint laïque » , tant l’aura du personnage est encore de nos jours empreinte d’une sacralisation certaine. L’auteur démonte le personnage, élément par élément. Il brise l’idole, il jette à bas les mensonges éhontés (les preuves qu’il apporte ne semblent souffrir aucune contradiction possible) que le personnage édifia au cours de sa vie de mythomane. Erreurs terribles (de fausses accusations qui brisèrent la vie d’innocents), jamais reconnues, manipulations pour s’attribuer la gloire : ce n’est pas lui qui permit la capture d’Eichmann, mais Fritz Bauer, procureur général de Francfort qui révéla aux Israéliens la cachette du zélé fonctionnaire, et Isser Harel, chef du Mossad alla jusqu’à contester la participation même de Wiesenthal à l’opération ! Hélas, tout ceci fut occulté par le respect qui s’attachait au personnage (et qu’il faut conserver, car comme le rappelle l’auteur sans Wiesenthal il n’y aurait peut-être pas eu cette dynamique de chasse aux nazis, aussi faible fût-elle au regard du nombre incalculable de criminels qui purent se soustraire à la justice). Wiesenthal alla jusqu’à mentir sur ses origines, sur sa jeunesse, sur sa formation, sur de nombreuses anecdotes qu’il rapporta de seconde main, sans les avoir réellement vécues.

Walters a beau dissiper de façon convaincante les mythes attachés aux nazis, il a beau rehausser le rôle de nombreuses persones qui firent tout pour apporter un peu de justice, la lecture de son ouvrage reste empreinte d’une noirceur suffoquante. Si les innocents churent dans les charniers des camps, les idéaux de la justice furent bien vite jetés aux oubliettes.


Romain Estorc

Guy Walters, La traque du mal, Flammarion, "Au fil de l'histoire", janvier 2010, 507 pages, 25 euros.

Sur le même thème

Aucun commentaire pour ce contenu.