'L'Amour au Moyen Âge", « essai » vivant sur les conceptions et les pratiques de l’amour, souvent surprenantes, dans l’Europe chrétienne

Spécialiste de la vie quotidienne au Moyen Âge, professeur à l’université de Limoges, l’historien Jean Verdon, s’appuyant sur des extraits de textes variés et nombreux, établit un « essai » vivant sur les conceptions et les pratiques de l’amour, souvent surprenantes, dans l’Europe chrétienne. Il a écrit chez le même éditeur Le plaisir au Moyen Âge (1996), Boire au Moyen Âge (2002, ouvrage couronné par l’Académie française) et plus récemment Le Moyen Âge, ombres et lumières (2005).

« Une libido sous surveillance »

Divisé en trois parties, l’ouvrage décortique d’abord la vision de l’Eglise sur les rapports entre l’homme et la femme (à partir des textes bibliques et patristiques, de la liturgie, y compris les pénitentiels, des sermons et autres écrits théologiques). La pensée chrétienne (1) exclut le plaisir sexuel et promeut seulement les unions légitimes pour la procréation afin d’agrandir la « famille de Dieu ». Si l’amour fondé sur les sentiments est possible, les mariages nécessitent toujours le consentement familial, surtout dans les milieux aisés (où les stratégies matrimoniales recherchent avant tout un renforcement de la puissance, du prestige, une meilleure sécurité ou une augmentation de la richesse). Jean Verdon s’intéresse dans une deuxième partie à l’imaginaire amoureux, depuis les chansons de geste jusqu’aux fabliaux et élabore une remarquable « carte du tendre » qui se termine sur « les lieux de l’amour ». Dans une dernière partie, il analyse, malgré la pauvreté des sources, la réalité de l’amour vécu dans les cadres conjugal (2) et extra-conjugal (concubinage, adultère, prostitution).

Qu’est-ce que l’amour au Moyen Âge ?

« Le mot amour dans cet ouvrage désignera, sauf mention contraire, l’attrait éprouvé par un individu envers une personne du sexe opposé, attrait aboutissant ordinairement à des relations sexuelles. » L’homosexualité est ici écartée par l’historien. 

Jean Verdon explique en introduction la tâche malaisée d’appréhender l’objet étudié avec les critères et le regard d’aujourd’hui. Les « mariages heureux » ont par ailleurs laissé moins de traces que les « désamours ». De plus, les sources sont pour l’essentiel masculines (en dehors de figures célèbres comme Christine de Pisan ou Héloïse) et dues le plus souvent à des clercs ou, au bas Moyen Âge, à des laïcs. Il n’y a pas d’égalité entre les sexes (la morale est plus laxiste pour les hommes). En outre, ces mêmes sources élaborées par et pour les élites ne rendent qu’une image déformée et parcellaire de l’amour vécu par la majorité de la population, à savoir les paysans (3). Il faut donc être prudent et prendre les documents à « la petite cuillère » de la méthode historique.

On distinguait, durant cette longue période de mille ans, l’amor (passion violente, charnelle et dangereuse pour l’Eglise) et la caritas (amour chrétien, fraternel). Au cours du Haut Moyen Âge, les textes n’utilisent pas le mot amor dans un sens positif. L’affection est exprimée par d’autres mots. C’est le discours clérical qui fixait la norme en reléguant les sentiments après le mariage et excluait le plaisir sexuel (tandis qu’aujourd’hui, les sentiments et la sexualité se forment en dehors de toute obligation de mariage ou de procréation). Pourtant, les sentiments et le plaisir existaient comme le prouvent les lettres de rémission ou la correspondance célèbre (et toujours discutée) entre le maître de philosophie Abélard et son élève Héloïse (4).

Les rapports de force n’ont pas toujours été favorables à l’Eglise. Au haut Moyen Âge, les rois mérovingiens ont pu pratiquer une polygamie (encadrée) dans le souci d’établir des alliances et pas seulement pour satisfaire leur libido. Paradoxalement, malgré d’évidentes positions misogynes, l’Eglise a pu protéger les femmes en s’opposant de plus en plus fermement aux répudiations, aux violences ou à la polygamie. La publicité des bans de mariage et la dénonciation des mariages clandestins ont ainsi permis de lutter contre la répudiation.

Malgré les limites des sources (signalées plus haut), Jean Verdon affirme que la population a en partie intégré la liturgie du sexe, notamment les interdictions d’avoir des rapports sexuels pendant les cycles de la femme et lors du calendrier religieux (jeudi, vendredi, dimanche, carêmes, fêtes des saints, etc.). Il y aurait selon l’historien un temps de la sexualité et de la procréation comme il y a un temps pour les labours ou les semailles !

De l’amour courtois au « sexe avant tout »

« L’amour est-il né au XIIe siècle ? D’aucuns le prétendent qui en voient la première expression dans l’amour courtois ». Cependant, pour Jean Verdon, c’est méconnaître l’importance des sentiments amoureux vécus au cours des périodes précédentes. Philosophe chrétien et père de l’Eglise, Saint Augustin d’Hippone, dans ses Confessions écrites à la fin du IVe siècle, a ainsi témoigné de son amour (et de sa fidélité), durant treize ans, pour une concubine (avant son baptême). 

L’amour courtois (fin’amor dans les textes), réservé à l’aristocratie, est en fait une construction orale et littéraire des troubadours (poètes lyriques de langue d’oc) qui osent traiter pour la première fois des sentiments amoureux. Toutefois, le fin’amor est assez éloigné de la réalité aristocratique. Affaire des femmes dans les écrits, l’amour est dans la vie plutôt l’apanage des hommes et des stratégies matrimoniales. L’amour courtois ne vise jamais le « fait », c’est-à-dire les relations sexuelles. C’est un rapport sublimé entre deux êtres (ou dit autrement un « amour spirituel ») qui recherche le désir sans jamais l’assouvir (5). Le plus souvent adultère (dans les textes, le chevalier s’éprend souvent d’une femme qui ne lui appartient pas) et donc réprouvé par l’Eglise, seule la littérature de langue d’oïl envisage le mariage. Chrétien de Troyes (vers 1135-vers 1190), premier grand romancier français, établit un rapport entre l’amour humain et l’amour divin dans le Conte du Graal (inachevé). Les amours qui unissent le chevalier Perceval à sa mère, puis à la belle Blanchefleur précédent, dans la noble quête, l’amour pour Dieu (6).

Avec l’influence de l’érotique arabe (qui n’hésite pas à traiter du plaisir de la femme et des préliminaires en amour en particulier) et des traductions d’auteurs latins comme Ovide, l’intérêt pour le sexe augmente au XIIIe siècle. Le Nom de la Rose, l’un des plus grands succès littéraires du Moyen Âge et traité de « l’art d’aimer » dû à Guillaume de Lorris (première partie) et à Jean de Meun (deuxième partie particulièrement grivoise et dénoncée en son temps par Christine de Pisan pour sa misogynie), les fabliaux (contes moraux) et les nouvelles de l’italien Boccace ou de l’anglais Chaucer (auteurs respectivement, au XIVe siècle, du Décaméron et des Contes de Cantorbéry) montrent sans pudeur que « la cueillette de la rose » (c’est-à-dire le « fait ») est le seul but qui compte dans les relations entre les hommes et les femmes.

Est-il finalement possible d’écrire une histoire de l’amour au Moyen Âge ? 

Le travail de l’historien est d’une grande qualité, notamment dans son souci de rendre compte de l’amour conjugal et extra-conjugal dans toutes les couches de la société, parent pauvre des études historiques. Les sources manquent et, pourtant, il parvient à dresser un tableau général de l’évolution des sentiments et de la sexualité durant cette longue période.

On peut cependant regretter chez Jean Verdon la place importante accordée à la reproduction de larges extraits de textes médiévaux au détriment d’autres sources, notamment iconographiques (en dehors des inscriptions tombales). Certes, le récit historique apparaît plus vivant voire touchant mais l’accumulation des exemples rend parfois la lecture fastidieuse. La clarté de l’analyse s’en ressent. Certains choix nous semblent aussi critiquables : traiter de l’amour au Moyen Âge en excluant l’homosexualité diminue la pertinence de la synthèse. L’Orient byzantin est étudié trop brièvement et ne peut se limiter aux seuls exemples aristocratiques. Enfin, l’absence d’un panorama historiographique ne permet pas d’établir un état des lieux (nécessaire) de la recherche sur l’amour au Moyen Âge.

Est-il finalement possible d’écrire une histoire de l’amour médiéval ? Jean Verdon semble en douter dans sa postface. « Au moment où je termine ce livre, écrit-il, une crainte me saisit. Ai-je pu, au moins en partie, saisir la réalité de l’amour au Moyen Âge ? » Et il ajoute : « il faut bien l’avouer, la vie intime de nos ancêtres nous échappe en bonne partie. Finalement, n’est-ce pas mieux ainsi ? Même dans un couple comblé, il subsiste toujours une part de mystère qui échappe à l’autre. Celle, pense-t-on au Moyen Âge, que seul voit Dieu. »


Mourad Haddak


(1) Pourtant, des théologiens vont élaborer des positions moins rigoureuses sur le plaisir de la chair comme Hugues de Saint Victor (1096[?]-1141) et Saint Thomas d’Aquin (1225-1274). Pour ce dernier, suivant en cela les enseignements d’Aristote, si l’acte (la procréation) est bon, le plaisir (le rapport charnel) pour y parvenir l’est également.

(2) Jusque-là toléré, le mariage des prêtres (ou « nicolaïsme) va être condamné par l’Eglise à la suite de la réforme grégorienne due au pape Grégoire VII (1073-1085).

(3) Moqués, assimilés dans certains textes littéraires aux bêtes, les paysans eurent pourtant un accès plus aisé à l’amour car ces derniers avaient des moments et des lieux de rencontre plus nombreux, à l’occasion des fêtes notamment (le 14 février par exemple, jour de la Saint-Valentin).

(4) « Les plaisirs amoureux qu’ensemble nous avons goûtés ont pour moi tant de douceur que je ne parviens pas à les détester, ni même à les chasser de mon souvenir. Où que je me tourne, ils se présentent à mes yeux et éveillent mes désirs. […] Au cours même des solennités de la messe, où la prière devrait être plus pure encore, des images obscènes assaillent ma pauvre âme et l’occupent bien plus que l’office. Loin de gémir des fautes que j’ai commises, je pense en soupirant à celles que je ne peux plus commettre. » (p. 213) Cette lettre fut écrite par Héloïse au couvent du Paraclet (près de Troyes), après que son oncle, Fulbert, chanoine de Notre-Dame, eût ourdi la castration de son amant.

(5) Jean Verdon relate l’étrange coutume de l’asag dans les romans courtois. Il s’agit de coucher nu à nue, en se limitant aux baisers et caresses. Pour les hommes et femmes de l’aristocratie sensibles à cette littérature, l’asag était considéré comme la plus haute forme de l’amour, une forme « de communion purement sentimentale sans laquelle l’union des corps n’eût été à leurs yeux que basse lubricité. » (René Nelli, cité à la page 85.)

(6) Il faut absolument lire le rapprochement étonnant fait par l’abbé de Perseigne (région du Mans), au XIIe siècle, dans une lettre à la comtesse du Perche, entre l’amour de la chair (le corps) et l’amour de Dieu (l’esprit) dont nous reproduisons ici un court extrait : « Lorsque votre époux de chair s’unit à vous, mettez, vous, votre joie, à demeurer fixée, spirituellement en votre époux céleste. » (p. 32)



Jean Verdon, L'Amour au Moyen Âge, Perrin, janvier 2006, 280 pages, 20,50 € 

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