"Les Racines du socialisme de Louis-Napoléon Bonaparte"

Louis-Napoléon Bonaparte, assimilé à la contre-révolution par la mémoire républicaine, serait-il un socialiste ? Une affirmation étonnante !

C’est pourtant ce qu’entend démontrer l’historien Jean Sagnes (1), spécialiste du syndicalisme français, en s’appuyant sur le texte original d’Extinction du paupérisme publié en 1844 par Louis-Napoléon Bonaparte, futur Napoléon III. Ce texte, précédé par une analyse des idées socialistes et des préoccupations sociales dans les années 1840, est accompagné d’une étude critique des buts et solutions avancés par le neveu de Napoléon Ier (2).

Outre de nombreuses notes et une remarquable présentation des sources louis-napoléoniennes suivie d’une utile bibliographie, l’historien a eu la bonne idée d’ajouter un autre texte peu connu (publié en français en 1854) intitulé Le Canal de Nicaragua ou projet de jonction des océans Atlantique et Pacifique au moyen d’un canal rédigé en anglais en 1846 (3).

Louis-Napoléon Bonaparte, un socialiste ?

C’est en 1844, alors qu’il est détenu dans le fort de Ham en Picardie (jusqu’au 25 mai 1846, date de son évasion) après sa tentative avortée de coup d’Etat contre le gouvernement de Louis-Philippe en 1840, que Louis-Napoléon Bonaparte, par l’entremise de ses amis, fait publier une brochure intitulée Extinction du paupérisme pour extirper, selon ses vœux, la pauvreté de la classe ouvrière. Le texte qui énonce plusieurs propositions obtient un grand succès en France, notamment dans les milieux socialistes et ouvriers, puisqu’il est plusieurs fois réédité entre 1844 et 1848, année de son accession au pouvoir. 

Pourquoi le fait d’accoler l’épithète socialiste à Louis-Napoléon Bonaparte peut-il étonner ? Tout d’abord, la distinction entre le communisme (qui prétend abolir la propriété privée et mettre en commun les moyens de production) et le socialisme (ses différents courants entendent améliorer le sort de la classe ouvrière et le système économique) est parfois difficile à établir dans la seconde moitié du XIXe siècle tant les dénominations sont alors fluctuantes. Or, se dire socialiste ne signifie pas nécessairement afficher des convictions révolutionnaires ou communistes.

Ensuite, le socialisme, pour la vulgate républicaine, est en contradiction avec le système monarchique. Il faut rappeler que c’est Louis-Napoléon (alors président depuis 1848 et favorable au suffrage universel à l’inverse de la majorité parlementaire) qui a aboli la Seconde République en 1852 pour fonder le Second Empire (1852-1870). Comme l’écrit Jean Sagnes, ce serait « presque sacrilège d’en faire un socialiste ». Pourtant, de nombreux socialistes français au XIXe siècle n’étaient pas républicains comme de nombreux socialistes européens aujourd’hui sont monarchistes (en Espagne, au Royaume-Uni ou au Danemark). 

Enfin, Napoléon III a été un homme d’ordre, soucieux de préserver la France des révoltes sociales. Cependant, à l’époque, il n’existe aucune antinomie entre le socialisme et l’exigence de l’ordre. Jean Sagnes, auteur d’une mise en perspective historique claire et précise, a raison de rappeler que l’échec de la colonie « socialiste de Robert Owen dans l’Indiana (1825-1827) a été dû au refus d’imposer une discipline aux colons » ce que de nombreux réformateurs sociaux comme le fouriériste Victor Considérant (1808-1893) ne manqueront pas de méditer. Pour Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865), Alexis de Tocqueville (1805-1859), François Guizot (1787-1874) ou Karl Marx (1818-1883), en dépit de certaines nuances, il ne faisait pas de doutes que Louis-Napoléon Bonaparte était socialiste. Aujourd’hui, les spécialistes de cette période de l’histoire de France ne contestent pas ses convictions socialistes (4). Pourtant, les clichés ont la peau dure. 

La pensée du futur Napoléon III, née de son parcours politique et de ses écrits de jeunesse, ne doit rien à un calcul à visée électorale selon Jean Sagnes (chapitre IV). Sincère, elle puise ses origines dans les idées socialistes des années 1840. Mais à quel socialisme en particulier ?

Louis-Napoléon Bonaparte est « fortement influencé par la pensée saint-simonienne » 
(Eric Anceau)

Extinction du paupérisme (le terme anglais pauperism passe dans la langue française en 1823) s’inscrit dans le vaste mouvement des idées attaché à l’amélioration du sort des ouvriers touchés par la misère généralisée induite par la Révolution industrielle, mouvement d’inspiration philanthropique (en particulier Villeneuve-Bargemont et Eugène Buret), socialiste ou communiste.

Les transformations de l’agriculture, par la mécanisation et la diminution du nombre des exploitations notamment, poussent des centaines de milliers de Français à s’installer dans les villes dans l’espoir d’y trouver un emploi. Les conditions de travail dans les nouvelles usines sont très pénibles, les règles sociales presque inexistantes et toujours au bénéfice du patronat. Les logements urbains sont insuffisants et insalubres. La malnutrition et le manque d’hygiène font des ravages parmi les plus faibles (épidémie de choléra en 1832). Les manifestations de violence, individuelle ou collective, dans le monde ouvrier inquiètent par ailleurs les élites de l’époque. La classe laborieuse devient vite la classe dangereuse (5).

La charité organisée par l’Eglise ou les confréries ne suffit pas à résoudre l’immense pauvreté et ses conséquences. La répression par l’Etat des « mauvais pauvres » non plus. 

Si des philanthropes ont proposé des programmes pour extirper le paupérisme de la classe ouvrière, c’est surtout du côté du « socialisme » saint-simonien qu’il faut rechercher l’influence la plus grande. 

Pour le comte de Saint-Simon (1760-1825) et ses disciples, Prosper Enfantin (1796-1864) ou Philippe Buchez (1796-1865), il existe incontestablement une « exception ouvrière » parmi les pauvres qui nécessite des mesures particulières (on dirait aujourd’hui une « discrimination positive »). Saint-Simon préconise ainsi une politique de grands travaux (percement de routes, de canaux, construction de ports, défrichements, etc.), une politique active d’éducation et de moralisation de la société. Pour concrétiser ces mesures, il faut le soutien d’un homme providentiel comme pourrait l’être… Louis-Napoléon affirment certains bonapartistes. Pour Buchez, directeur du journal L’Atelier auquel est abonné le prisonnier du fort de Ham, l’association ouvrière est une nécessité qui doit être concrétisée rapidement. 

Charles Fourier (1772-1837), un « socialiste utopique » propose quant à lui de rationaliser la production dans de vastes coopératives (phalanstères), proclame le droit au travail, l’égalité entre l’homme et la femme et insiste sur l’importance du travail de la terre plutôt que l’industrie pour moraliser la société.

L’historien et journaliste républicain Louis Blanc (1811-1882) qui a rencontré en prison Louis-Napoléon, auteur en 1839 d’une brochure devenue vite célèbre, L’organisation du travail, fustige la concurrence qui abaisse les salaires, crée du chômage et soutient l’idée d’ateliers sociaux gérés en partie par les ouvriers. 

Dans l’entourage de Louis-Napoléon Bonaparte, en partie jacobin, des personnalités ont joué un rôle important. Il faut citer en premier lieu son amie Hortense Cornu (voltairienne, républicaine de gauche) qui s’est rendue plusieurs fois au fort de Ham, qui a entretenu une importante correspondance et lui a fourni tous les livres pour ses travaux sur le paupérisme. Il y aussi Narcisse Vieillard, républicain et bonapartiste qui va l’aider à approfondir les questions économiques et sociales et accessoirement à préparer sa prise du pouvoir en 1848.

« Un écrit qui a pour unique but le bien-être de la classe ouvrière »

Dans la troisième partie de son ouvrage, Jean Sagnes fait une analyse critique d’Extinction du paupérisme et avance de nombreux arguments pour démontrer sa thèse. Fustigeant le sort fait à la « classe ouvrière », Louis-Napoléon remettait en cause l’absurdité du système industriel (mais non les industriels) qui n’a « ni règle, ni organisation, ni but ». Par exemple, l’industrie, par ses salaires bas, ne permettait pas de développer une consommation de masse. Reprenant une idée chère à l’économiste Jean-Baptiste Say (1767-1832), Louis-Napoléon énonce l’importance d’encourager le marché intérieur et confie à l’Etat un rôle majeur dans l’organisation de l’économie, cette dernière assertion socialiste l’éloignant davantage des libéraux. 

L’Etat doit, selon lui, acquérir des millions d’hectares de terres incultes que devra gérer une association ouvrière nationale composée d’ouvriers pauvres. Les colonies agricoles (idée saint-simonienne) encadrées par des prud’hommes (ancêtres des délégués d’entreprise) permettraient alors de réduire considérablement le chômage et la délinquance, d’augmenter la production agricole et la richesse nationale, de fournir une main-d’œuvre à l’industrie en cas de besoin. Dans ces colonies, fonctionnant selon un modèle militaire (cf. plus haut), il faut apporter à la fois « l’aisance, l’instruction, la morale et l’ordre » (Jean Sagnes). Mais contrairement aux notables légitimistes et aux catholiques libéraux, Louis-Napoléon refuse de considérer la misère comme la conséquence de l’immoralité et de la paresse.

Après l’abdication de Louis-Philippe en 1848, Extinction du paupérisme joue un rôle majeur pour lier les masses ouvrières à Louis-Napoléon. Lorsqu’il est élu président de la République le 10 décembre de la même année, c’est à la fois l’homme d’ordre qui est choisi et le « porteur de l’utopie sociale » (Jean Sagnes). Cependant, les députés majoritairement conservateurs ou libéraux refusent d’appliquer le programme contenu dans sa brochure. Face au soulèvement des paysans hostiles à sa prise de pouvoir lors du coup d’Etat du 2 décembre 1851, il doit se rallier au parti de l’ordre ce qui a pour effet de lui ôter une part du soutien du peuple de gauche. L’instauration du Second Empire avait fini d’achever ses relations déjà délicates avec les républicains. 

Que reste-t-il des principales mesures prônées dans la brochure ? Si les colonies agricoles sont abandonnées, Louis-Napoléon encourage une politique de grands travaux (urbains, ferroviaires, routiers), subventionne des projets dans les campagnes (assainissement, reboisement, mécanisation agricole, etc.). En 1864, il accorde le droit de grève, tolère les syndicats, supprime l’article du code pénal attribuant au patron un témoignage supérieur à celui de l’ouvrier. Il développe de nombreuses institutions d’assistance (crèches, asiles, orphelinats), encourage l’enseignement primaire public et bloque le prix du pain à Paris supprimant toute émeute de la faim dans la capitale.

Laissons la conclusion à Jean Sagnes :

La « désaffection en 1870 à l’égard de l’Empire, qui n’est d’ailleurs pas majoritaire dans l’ensemble du pays dans les milieux populaires et qui s’explique aussi par la spéculation, l’enrichissement facile, l’étalage des richesses, l’ordre moral et une politique extérieure souvent aventureuse, n’enlève rien à la réalité du socialisme louis-napoléonien. Certes, toutes les propositions d’Extinction du paupérisme ne se sont pas concrétisées entre 1848 et 1870, certaines ont été modifiées. Mais l’esprit du texte socialiste saint-simonien de 1844 inspire incontestablement l’ensemble de la politique économique et sociale de l’Empire ».


Mourad Haddak

(1) Professeur émérite à l’université de Perpignan, Jean Sagnes a également écrit Le Midi rouge. Mythe et réalité (1982) et Politique et syndicalisme en Languedoc (1986). Il a dirigé une Histoire du syndicalisme mondial des origines à nos jours (1994) et a collaboré au Dictionnaire du mouvement ouvrier français de Jean Maitron (1973-1997).

(2) Louis-Napoléon Bonaparte (1808-1873) est le fils de Louis Bonaparte, roi de Hollande et frère de l’empereur Napoléon, et d’Hortense de Beauharnais, elle-même fille adoptive de l’impératrice Joséphine.

(3) Ce projet « saint-simonien » a pour but de creuser un canal transocéanique et de transporter en Amérique centrale trente-cinq mille émigrants dans le but de fonder des colonies à l’image des « Icaries » du Nouveau Monde imaginées par des « Européens owénistes, fouriéristes ou cabétistes entre Indiana, Massachusetts et Texas » (Jean Sagnes).

(4) Voir notamment l’article d’Alain Plessis, « Napoléon III : un empereur ‘’socialiste’’ ? » paru dans la revue L’Histoire (n° 195) en janvier 1996. Notez l’usage des guillemets et du point d’interrogation.

(5) Un an avant la publication d’Extinction du paupérisme paraissaient dans Le Journal des débats les célèbres Mystères de Paris d’Eugène Sue, un proche de la famille de Louis-Napoléon Bonaparte. Ces « feuilletons » fort attendus par les lecteurs décrivaient la criminalité qui sévissait dans les milieux populaires.


Jean Sagnes, Les Racines du socialisme de Louis-Napoléon Bonaparte, Privat, avril 2006, 256 pages, 19 € 

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