L'invention des origines médiévales de l'Europe, "Quand les Nations refont l'histoire", de Patrick J. Geary

« Un historien a le devoir de prendre position, quand bien même son geste serait voué à rester ignoré »

Selon l’historien américain qui signe à la fois un livre engagé et scientifique d’une grande qualité, la Construction européenne devait protéger ses habitants, à l’abri du bouclier américain au temps de la Guerre froide, des spectres du nationalisme. Cette ambition, écrit P. J. Geary, était d’une grande « naïveté ». Après la chute du Mur de Berlin en 1989, des événements, parfois tragiques, ont montré une réapparition des vieux démons en Europe : guerres de l’ex-Yougoslavie au milieu des années 1990, montée dans tous les pays de l’Union des extrémismes politiques (Autriche, Italie, France et Pays-Bas pour ne citer que les Etats les plus emblématiques). Pour certains spécialistes, les revendications nationalistes qui se font plus vives aujourd’hui rappelleraient d’ailleurs les agitations de la fin du XIXe siècle. Aussi, face aux manipulations inquiétantes, l’historien doit s’engager pour démythifier les récits contemporains et les fabrications chauvines d’un passé prétendument meilleur et immuable depuis le haut Moyen Âge (de 400 après J.-C. à l’an mil).

« L’histoire des peuples européens ne s’est pas arrêtée et ne s’arrêtera jamais »

À l’heure actuelle, l’histoire est de nouveau utilisée, sinon embrigadée, par des responsables politiques pour légitimer des droits particuliers ou demander l’exclusion de certaines populations à ces mêmes droits. Avec l’auteur, on ne peut que reconnaître la multiplication contemporaine des références historiques pour fonder des discours identitaires du présent. L’élaboration de récits mythifiés ayant pour cadre la fin de l’Antiquité tardive, les invasions barbares ou les royaumes médiévaux ont par exemple cours en Serbie (cf. le discours encore mobilisateur de l’ancien président Slobodan Milosevic, le 28 juin 1989, devant un million de personnes sur le « Champ des merles » au Kosovo, « terre sacralisée » à défendre contre l’ennemi héréditaire musulman et albanophone) ou en France avec les propos du dirigeant du Front national, Jean-Marie Le Pen, qui estimait que les vrais Français étaient ceux qui descendaient du peuple mérovingien baptisé avec leur roi Clovis en 496 (Le Monde, 24 septembre 1991). Pourtant, cette « pseudohistoire » conteste P. J. Geary reviendrait à admettre que les peuples européens sont des entités distinctes et figées et qu’ils ont des droits à exercer leur autorité, selon le principe « d’acquisition initiale », sur des territoires (sans respect des populations différentes qui y vivent aujourd’hui).

Sans nier l’importance des peuples dans l’histoire de l’Europe et leurs caractères propres (langue, religion, traditions, territoire…), l’auteur s’efforce de démontrer que les revendications de souveraineté qui s’expriment sont largement une création du XIXe siècle (chapitre I). Nombreux à l’époque étaient les historiens, les philologues ou les politiques qui défendaient les nations et le droit à leur autodétermination en recherchant dans le passé les arguments de leur immuabilité.

Les autres chapitres s’attachent à étudier comment les Européens se percevaient du Ve siècle avant J.-C. au Moyen âge. Sous l’influence de la tradition judéo-chrétienne et de l’héritage gréco-romain, il y avait pour P. J. Geary deux types de « nations » : « d’une part les peuples dont l’existence était constitutionnelle, fondée sur la loi : ils étaient le processus d’un résultat historique. De l’autre, les peuples situés pour l’essentiel en dehors du processus historique : ceux dont l’existence était biologique, fondée sur la filiation, la coutume et la géographie. Sommairement, on peut dire que cette opposition est celle qui existe entre « eux » et « nous », entre « civilisés » [les Hébreux, les Grecs, les Romains] et « barbares » [les Gentils, les Perses, les Germains] ».

« Francus ego cives, miles romanus in armis »
 (“je suis un citoyen franc, mais un soldat romain sous les armes”, inscription sur une pierre tombale du IIIe siècle, en Pannonie)

L’universitaire démontre avec précision que les peuples européens n’étaient pas des « entités figées ». Il y avait à la fois des dynamiques internes importantes et des échanges continus entre les populations. La diversité culturelle était plus importante dans chaque groupe contrairement aux frontières commodes construites par la vulgate historique. Dans l’Empire romain par exemple, le sentiment d’appartenance à une classe sociale, une profession ou une ville était plus important que l’identité nationale ou ethnique. La grande opposition était celle qui existait entre esclaves et hommes libres. Chez les Barbares, les individus pouvaient avoir « plusieurs identités différentes et se considérer à la fois comme les membres de vastes confédérations et de groupes plus étroits ». Romanisation et « barbarisation » étaient donc des processus continus et convergents. Les noms des peuples étaient, au début du Moyen Âge, comme des étiquettes qui pouvaient être appliqués sur des réalités nouvelles et être revendiqués par les élites ou les chefs de clans pour servir d’étendards et pour capter d’anciennes traditions. Ces « cris de ralliement » n’étaient pas exempts de récits plus récents pouvant asseoir les nouveaux pouvoirs avec la constitution de « généalogies royales et sacrées, [de] batailles légendaires, [d’]actions héroïques attribuées aux peuples en question ». A l’aube du Vingt-et-unième siècle, ce processus ininterrompu reste vrai. La France de 2007 n’est pas le royaume franc de Clovis ni même complètement la nation victorieuse de 1914. C’est une construction permanente.

« Les Européens doivent apprendre à distinguer le passé du présent s’ils veulent construire leur avenir »

Légitime et salutaire, le travail de l’historien dresse parfois un tableau bien sombre du Vieux continent. L’Europe serait ainsi condamnée à revivre des conflits frontaliers à cause de l’enchevêtrement de minorités ethniques anciennes en son sein. On peut lui rétorquer, malgré les récentes alarmes nationalistes (la victoire de l’extrême-droite serbe aux dernières élections législatives de janvier 2007 ou la reprise des attentats du groupe séparatiste basque ETA), et le sentiment d’une certaine « panne » de l’Union depuis les refus des Français et des Néerlandais de ratifier le Traité instituant une constitution européenne en 2005, que l’idée européenne continue d’animer des dizaines de millions d’habitants « convaincus » et que cette organisation régionale, par son fonctionnement (même imparfait) et surtout par la citoyenneté qu’elle a imaginée, est une exception remarquable et un modèle pour le monde.

On ne peut suivre l’universitaire qui affirme aussi que « l’existence de nouvelles minorités ethniques, en particulier en Allemagne et en France, mais plus généralement dans toute l’Europe, est encore plus inquiétante pour la stabilité politique de l’Europe occidentale que le réveil potentiel des mouvements séparatistes traditionnels ». L’analyse pêche par trop de simplisme et, caricaturale, ne dépasse pas l’horizon médiatique.  Certes, l’Islam radical peut s’épanouir dans les couches d’une population en mal d’identité et de repères, estimant que ses difficultés sont le produit des discriminations voulues par la « majorité judéo-chrétienne ». Mal intégrés, ces nouveaux Européens qui n’ont pas connu le plein emploi des « Trente Glorieuses » peuvent être tentés par l’intégrisme. L’affaire des dessins du prophète au Danemark ou les attentats à Londres en 2005 peuvent faire craindre le début d’un « choc des civilisations » (Samuel Huntington). Il faudrait pourtant se garder de tout manichéisme en la matière et de généralisations abusives. Seule une part infime de la « communauté musulmane » (si ces mots ont véritablement une signification tant la réalité est diverse) est sensible aux sirènes du fondamentalisme. Le 1er mai 2002 apporte enfin un cinglant démenti à tous ceux qui pensent que les nations d’Europe seraient gagnées par le virus du racisme. A Paris, un million de Français venus des quatre coins du pays ont rejeté la présence du Front national au second tour et surtout refusé la banalisation des idées de l’extrême-droite. 

Si l’Europe a des doutes aujourd’hui, elle continue d’avancer plus vite qu’ailleurs, peut-être trop rapidement diront certains esprits facétieux ou grincheux. Elle possède certainement les atouts pour contenir les extrémismes, quels qu’ils soient. Comme l’écrit à juste titre l’auteur, « les Européens doivent apprendre à distinguer le passé du présent s’ils veulent construire leur avenir ». 


Mourad Haddak



Patrick J. Geary, Quand les Nations refont l'histoire, L'invention des origines médiévales de l'Europe, traduit de l’américain par Jean-Pierre Ricard, Flammarion, « Champs », octobre 2006,(1re édition Aubier septembre 2004) 242 pages, 8,50 € 

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