"Retour sur le XXe siècle", une histoire de la pensée contemporaine par le grand historien Tony Judt (1948-2010)

Décédé récemment aux États-Unis des suites de la maladie de Charcot qui n’avait pas entamé son insatiable goût du débat scientifique, Tony Judt (1948-2010), historien et écrivain britannique à la liberté de ton bien connue, avait enseigné à Cambridge, Oxford, Berkeley et New-York University. Spécialiste de l’histoire européenne, son livre Après-guerre : une histoire de l’Europe depuis 1945 (Armand Colin, 2007) avait reçu le Prix du Livre européen en 2008. Chroniqueur dans la New York Review of books, il avait aussi créé l’Institut Erich Maria Remarque qu’il dirigeait.

Écrits entre 1994 et 2006, les essais de Tony Judt parus dans diverses revues et réunis dans Retour sur le XXe siècle traitent de sujets très variés (réflexions sur la Shoah, le problème du mal, l’engagement intellectuel, les marxistes français, la place de l’Europe et des Etats-Unis dans le monde après la Guerre froide…) qui ont, tous, deux points communs : ils interrogent sur le rôle des idées portées par les intellectuels et la fonction de l’histoire dans « une ère d’oubli ».

Les deux premières parties de l’ouvrage regroupent des monographies de personnages qui ont marqué la pensée au XXe siècle (Arthur Koestler, Primo Levi, Manès Sperber, Hannah Arendt, Albert Camus, Louis Althusser, Eric Hobsbawm, Leszek Kolakowski, Jean-Paul II, « un pape d’idées », Edward Said).

Par exemple, chez Arthur Koestler (1905-1983), juif hongrois naturalisé britannique, auteur du Zéro et l’Infini (1940), célèbre critique du communisme et des… communistes, Tony Judt est attiré par la capacité du journaliste et écrivain à produire de la discorde, à remettre en question, par son non-conformisme, les dogmes dominants. « Les intellectuels  sont précisément là pour ça », n’en déplaise, à l’époque, à Simone de Beauvoir ou Jean-Paul Sartre, pour qui il a peu de sympathie. Par ailleurs, « la vie exemplaire » d’Arthur Koestler sert de sujet à l’historien pour critiquer à raison les anachronismes développés par les biographes contemporains (en particulier David Cesarini dans Arthur Koestler, The Homeless Mind, New-York, Free Press, 1999) étonnés de ne pas retrouver une préoccupation plus grande à la Shoah. L’erreur écrit si justement Tony Judt est de « supposer que les sensibilités et les soucis des Juifs d’aujourd’hui auraient dû être ceux d’un Juif de la génération de Koestler. »

Les portraits solidement argumentés dans une langue claire traversée de traits ironiques révèlent un esprit de synthèse peu commun tant les sujets sont nombreux et les interrogations parfois très différentes les unes des autres. 

Dans les deux dernières parties, les analyses géographiques savamment exposées sont passionnantes. On ne peut que conseiller la lecture, au dernier chapitre, de l’opposition géopolitique entre l’Europe et les États-Unis qui rétablit beaucoup de bon sens après les sommes simplificatrices, construites sur du sable, prétendant expliquer les évolutions irrémédiablement séparées des deux côtés de l’Atlantique (on pense évidemment à Samuel Huntington ou  à Robert Kagan).

«  Le patriotisme belligérant de style américain, comme le souligne Garton Ash, est rare dans l’Europe contemporaine. Cette aversion pour la guerre va bien au-delà du pacifisme traditionnel : les Européens ne conçoivent même plus les relations en termes martiaux. Mais n’en déplaise aux critiques américains, cela rend les Européens, et leur modèle, plutôt plus efficaces lorsqu’il s’agit de s’atteler à des crises internationales. Les États-Unis sont toujours bons dans l’art démodé de faire la guerre. Mais les guerres effectives sont l’exception dans les affaires internationales de l’époque moderne. Le véritable défi est de prévenir la guerre, de faire la paix et de la maintenir. Et l’Europe, en cela, devient de plus en plus experte. »

Nous avons pris l’habitude de protester avec force que le passé n’a rien d’intéressant à nous apprendre.

Tony Judt était préoccupé par l’obsession des contemporains de nier les leçons du passé sous prétexte que les événements depuis la chute du Mur de Berlin et l’effondrement du système communiste en Europe et en Russie seraient nouveaux, éloignés par nature du dernier siècle si meurtrier. Il rejetait la tentation de transformer le siècle de Camus en un « palais de la mémoire morale », sélectif par les commémorations retenues.

« Au lieu d’apprendre l’histoire récente aux enfants, nous les promenons dans les musées et les mémoriaux. Pis encore, nous encourageons les citoyens et les élèves à voir le passé, et ses leçons, à travers le vecteur particulier de leurs propres souffrances (ou celles de leurs ancêtres). Aujourd’hui, l’interprétation « commune » du passé récent se compose donc de fragments multiples de passés récents, chacun d’eux (juif, polonais, serbe, arménien, allemand, américain d’origine asiatique, palestinien, irlandais, homosexuel…) étant marqué par sa qualité revendiquée et singulière de victime. »

Ainsi écartelé, le passé ne donnerait plus sens au présent. Le contexte de la mondialisation marqué par la rapidité des changements économiques voire culturels et les flux croissants de la communication allant de pair avec « la fragmentation de l’information » favoriseraient une certaine insouciance des peuples aujourd’hui, surtout américain. Pour ce dernier, qui n’a pas connu directement sur son sol, comme les Européens, les affres des deux conflits mondiaux,  l’idée que la guerre est une option, pas seulement le dernier recours, s’est renforcée avec la chute du bloc communiste dont il s’arroge l’essentiel mérite. C’est le seul pays démocratique à glorifier l’armée dans les médias généralistes, les publications savantes ou les séries télévisées.

L’une des conséquences les plus importants de cette « ère de l’oubli » serait pour l’historien l’épuisement idéologique de l’État-providence conçu après 1945 pour éviter de nouveaux conflits. La Seconde Guerre mondiale a été alimentée en Europe, en partie, par la pauvreté et les inégalités sociales. De l’OMC aux gouvernements, en passant par les forums néolibéraux, des responsables politiques s’élèvent aujourd’hui pour lever l’obstacle de « l’État prophylactique » qui empêcherait la croissance et l’efficacité économiques.

Au contraire, Tony Judt, en social-démocrate, fait l’éloge de l’État, « une institution intermédiaire » indispensable dans la mondialisation en cours. Pour l’historien, c’est le seul échelon qui permet de protéger les citoyens des puissances non représentatives, sans limites « des marchés, des administrations supranationales insensibles et irresponsables. »

Proche de François Furet, l’historien britannique encourage la gauche, pour qui il n’est jamais avare de bons mots et de piques savoureuses, à reconsidérer ses objectifs idéologiques en dépassant son malaise né de la disparition du dogme communiste après 1989. Il lui faut réfléchir sans tarder sur le type de progrès social possible dans un contexte économique mondial concurrentiel et sur les moyens pour parvenir à corriger les déséquilibres sociaux.

La vie de Tony Judt symbolise les soubresauts violents et complexes du XXe siècle qui l’a tant étonné, meurtri et fasciné. Issu d’une famille juive d’origine russe et lituanienne non pratiquante qui l’envoie néanmoins dans une école d’hébreu, il s’engage avec enthousiasme en 1966 dans un kibboutz en Israël mais après la Guerre des Six Jours, ses doutes grandissent en découvrant les camps de réfugiés palestiniens que la politique de Golda Meir entérine. Son idéal socialiste et sioniste ne pouvait s’accommoder, défendait-il souvent, avec l’exclusion et l’oppression d’un autre peuple. Sa proposition d’un État binational en 2003 dans la New York Review of books lui vaudra d’être voué aux gémonies de nombreux commentateurs en Israël et ailleurs, aux États-Unis notamment, effrayés d’imaginer, dans une telle perspective, une minorité juive se diluer inéluctablement dans un pays à majorité musulmane par le simple jeu de la démographie. Cette mise au ban ne l’a jamais découragé à dénoncer les dérives de l’État israélien et sa tentative de récupération de l’histoire du génocide à des fins de politique intérieure ou  internationale comme en témoigne son article polémique « trop de Shoah tue la Shoah » paru dans Le Monde diplomatique en juin 2008.

Les essais de Tony Judt aux résonances infinies, à la plume parfois acerbe, au récit soigné et à l’analyse clairement étayée propose une histoire remarquable du XXe siècle. À l’instar de Noam Chomsky ou d’Eric Hobsbawm, son œuvre se range d’emblée parmi celles qui éclairent, en dépit ou à cause des polémiques qu’elles suscitent, la complexité du monde qui vient.


Mourad Haddak

Tony Judt, Retour sur le XXe siècle, traduit de l’anglais Pierre-Emmanuel Dauzat et Sylvie Taussig, Héloïse d’Ormesson
octobre 2010, 618 pages, 27 € 

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