Barbey d'Aurevilly, "Oeuvre critique V" : la plume du Connétable.

On ne saurait affirmer que, des écrivains du dix-neuvième siècle, Jules Amédée Barbey d'Aurevilly (1808-1889) soit, de nos jours, le plus fréquenté. Maintes raisons à cela, et d'abord l'incuriosité générale d'une époque pour celles qui l'ont précédée. Rarement a-t-on connu un temps régi, quasiment en tous domaines, par "l'actualité". Animé en outre par la religion du progrès qui tend à considérer les oeuvres du passé comme inférieures, par définition, aux productions contemporaines. Un constat qui pourrait déboucher sur de longs développements. Ils excéderaient notre propos.

 

Il faut reconnaître, aussi, que l'évolution intellectuelle et esthétique renvoie à des années lumière l'univers de Barbey : attaché à la foi catholique, ultramontain, professant en politique un monarchisme intransigeant. Dandy revendiqué, romantique attardé, pourfendeur, à l'instar d'un Flaubert qui n'avait pourtant guère de sympathie pour lui, des valeurs matérialistes et bourgeoises. Tel fut cet écrivain doté d'un talent singulier qui se manifesta aussi bien dans le domaine romanesque que dans celui de la poésie et de la critique. Affublé par ses pairs du surnom de Connétable des lettres qui en dit long sur l'estime en laquelle il était tenu et l'importance qu'on lui accordait.

 

De son oeuvre, hormis les nouvelles des Diaboliques dont le succès fut, il est vrai, relayé par le cinéma, que lit-on aujourd'hui ? Qui est encore sensible au mysticisme fantastique irriguant les pages de L'Ensorcelée ? Leur emphase peut sembler outrancière, comme le héros, l'abbé de la Croix-Jugan, qui présente peu de traits communs avec les prêtres post-conciliaires, plus préoccupés de syndicalisme que d'eschatologie...

 

C'est donc en-dehors de ses ouvrages de fiction qu'il convient de partir à la recherche de Barbey. Singulièrement dans son oeuvre critique où se manifeste le meilleur de son talent. Or celle-ci est aussi diverse que foisonnante, car l'auteur fut un journaliste prolifique, passionné par les idées, curieux des artistes de son temps et de leurs réalisations. Sa vigueur de polémiste s'y donne libre cours, préfigurant les invectives d'un Léon Bloy. Dans le même temps, il excelle dans l'art de transcender ses détestations particulières pour se hisser jusqu'à des considérations générales. Sans doute est-ce par là, par ce va-et-vient qui conduit son regard de l'objet le plus immédiat aux horizons les plus vastes, qu'il nous touche encore.

 

Il y aura bientôt dix ans que Pierre Glaudes et Catherine Mayaux ont entrepris la tâche titanesque de donner, de cette Oeuvre critique, une édition savante. Le premier tome en a été publié en 2004. Voici le cinquième et pénultième qui regroupe des articles consacrés aux philosophes et aux écrivains religieux, aux romanciers, à l'Histoire et aux historiens - soit le volume I d'une troisième série.

 

Tout n'y est évidemment pas d'un intérêt égal dans la mesure où certains auteurs connurent, de son vivant, une notoriété qui n'est pas parvenue jusqu'à nous. Ainsi qui se souvient -  hormis Jacques Laurent qui fait, dans Les Corps tranquilles, un usage fort peu déférent de son patronyme, et sans doute quelques spécialistes des religions - de l'historien et essayiste Jacques Crétineau-Joly ? Barbey le tient en grande estime, loue, en 1847, son Histoire religieuse, politique et littéraire de la Compagnie de Jésus dont les six volumes viennent de paraître. Occasion pour lui de fustiger ces "professeurs de désordre et d'imposture", à savoir les contempteurs des jésuites, qu'il accuse "d'avoir traîné la Science, cette vierge auguste et sévère, à la queue de leurs passions de parti". Tel est le ton.

 

De la même façon ignorons-nous l'abbé Gratry, l'abbé Christophe, voire l'obscure religieuse auteur d'une Vie de la Révérende Mère Térèse [sic] de Saint-Augustin, Madame Louise de France, et quelques autres ejusdem farinae. Qu'importe. Ce qu'en écrit notre critique vaut le détour, ne serait-ce que pour quelque saillie, quelque jugement décapant, quelque pointe assassine qui ne dédaigne ni le calembour ("le terrible Soury qui ne sourit pas comme l'aimable Bonhomme"), ni l'attaque frontale ("Quoique ignorant comme un carpillon des choses de l'Eglise, Octave Feuillet, ce jeune homme pauvre... en théologie, a eu l'extrême bonté de recommander le catholicisme aux petites dames dont il est le favori ..."). Une vigueur réjouissante dont notre époque corsetée a perdu l'habitude.

 

Les lignes consacrées aux grands romanciers du XIXème siècle, Stendhal, Balzac, Flaubert, Zola ou Huysmans ont conservé tout leur attrait. Sans doute le jugement esthétique, exprimé sans ménagement, sans souci de nuance, y témoigne-t-il parfois d'un parti pris idéologique. C'est ce qui le rend encore plus savoureux. Zola ? le "Michel-Ange de la crotte". Flaubert, à qui il reconnaît quelque mérite ? "Madame Bovary (...) avait déjà la dureté de style, le repoussé de détail, la crudité d'enluminure, le pointillé fatigant, qui tiennent autant, chez Flaubert, à l'organisation de l'homme qu'au système."

 

Les articles sur les historiens, Tallemant des Réaux, dont les Historiettes sont taxées de "bavardage de portier", Saint-Simon, dont on vient de publier, en 1880, les Papiers inédits, quelques autres encore donnent lieu à des développements piquants, surprenants parfois et inattendus, toujours succulents. Sans compter les intuitions fulgurantes. Les jugements qui témoignent de la cohérence d'une vision esthétique, morale et politique - c'est tout un, chez Barbey d'Aurevilly. Autant de raisons de se plonger dans sa prose flamboyante.

 

Jacques Aboucaya

 

Barbey d'Aurevilly, Oeuvre critique V, Les Oeuvres et les hommes, Troisième série (volume 1), sous la direction de Pierre Glaudes et Catherine Mayaux, Les Belles Lettres, septembre 2013, 1210 p., 83 €

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