Emmanuel Chaussade et la presque disparue

Plutôt que de dresser le portrait d’une mère, Emmanuel Chaussade nous plonge dans sa part la plus intime, la plus inaccessible. Il retrace son tenace désir de vivre, en dépit des épreuves, les vexations et le manque d’amour.
Le fils-narrateur ramène à la surface les lambeaux d’une existence silencieuse et des secrets de famille. Il évoque l’institution religieuse où sa mère fut élevée par charité et les abus sexuels qu’elle y a subis. Il peint les années de l’après-guerre, les familles trop nombreuses, la mort omniprésente, les barrières de classes, la violence au sein du couple et le spectre de la folie. Mais chacun se sent obligé d'aller au bout de ce qui a commencé.

Alors à travers la dérive, en cet éternel retour la mère tient d’aimer sans réfléchir, tout de suite, jamais ou pour la vie. Et les phrases en syncopes traduisent les petits bouts d’amour, leurs fragments ou leurs ruines : quelque chose de violent en leur part obscure.  Du livre, sort une voix qui troue la langue et la défait. Contre la pudeur surgit un portrait où le trop brûlant et le trop froid sont captés au plus près la vibration d’une existence fugace.
Il fallait une telle écriture pour évoquer ce qui se passa avec le risque d'en devenir fou. La mère revit dans le langage.  Dans sa faille.  Du silence qui fut sa marque,  il s'agit désormais moins e chercher le sens que traquer la matière.  

L'absente s'inscrit là où le "je" ne fait plus de poids et  où tout est de l'ordre de l’écharpe – qui permet de distinguer la ligne d’horizon de l’approche de la nuit ou de la douteuse levée d’un jour.
L'auteur rappelle qu'on devrait être là pour ça : le corps. Mais ce sont les mots qui viennent. Les mots ou ce qui leur échappe. Le corps sans ombre, le pont de fer, l’irréductibilité de la pierre noire des volcans infernaux du réel là où pourtant la fiction devient comme on rêve qu’elle soit.
C’est un territoire. Jamais conquis. C’est l’état d’un désert. Le silence du corps, de sa syllabe étreinte autrement qu'elle ne le fut. À travers les phrases qui hésitent, se ressaisissent, parfois s’épuisent, renaissent, s’accrochent, amoureusement avide de la disparue le fils lui redonne à travers la parole  : Je crois que nous avons bien travaillé.... Mais tu as tremblé... Alors, toi aussi, l’incertitude...

Emmanuel Chaussade est allé au bout de ce qui l'a commencé. Par pudeur plus tard comme la mère il faut presque se taire – comprenez s’effacer – dans la vieillesse. Sa présence ne cesse de grandir. Et c’est dans la grisaille d’une maison de retraite que cette mère exerce le mieux son pouvoir d’envoûtement.


Jean-Paul Gavard-Perret

Emmanuel Chaussade, Elle , La mère, Les éditions de Minuit, janvier 2021, 94 p.-, 12 €

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