Polémique : Pour en finir avec Socrate !


Voici plus de vingt siècles que, de l’école à l’université et du Café du Commerce aux entretiens de chapeaux pointus, se transmet et se renforce un mythe qui se mue lentement en dossier en béatification : celui de la condamnation à mort de Socrate.

 

Du fait même que celui-ci but, en effet, la ciguë, cette tradition s’est fortifiée en rite religieux qui place la victime à l’origine de toute philosophie. Et même en précurseur du christianisme, anima naturaliter christiana. Rien de moins.

 

Les faits disent bien autre chose.

En l’an 399 avant notre ère, sur dénonciation de trois citoyens, le poète Mélétos, l’artisan et politicien Anytos et l’orateur Lycon, l’Aréopage d’Athènes, tribunal de 500 citoyens, traduisit en jugement Socrate, « le plus sage de tous les hommes » selon l’oracle de Delphes, c’est-à-dire la voix du dieu Apollon. Il l’accusa de deux crimes : de « corruption de la jeunesse » et de « négligence des dieux de la cité et de pratique de nouveautés religieuses ». Il refusa d’être défendu par un avocat célèbre, Lysias, qui l’aurait sans doute tiré d’affaire, et il assuma lui-même sa plaidoirie : selon Xénophon, il déclara que sa vie même y suffisait. Ses propos devant ses accusateurs furent tellement désinvoltes et insolents que l’Aréopage indigné le déclara coupable par 280 voix contre 220.

À vrai dire, l’affaire était minable ; ainsi le citoyen Anytos, tanneur de son état, pour ne citer que lui, était furieux que son fils n’eût pas été encouragé par Socrate à reprendre le commerce de son père.

 

Les procureurs avaient requis la mort : il boirait une coupe de ciguë, selon la pratique athénienne. Il aurait pu négocier sa peine ; au lieu de cela, il déclara qu’il était un bienfaiteur de la Cité et qu’il devrait être entretenu par elle. Là, l’indignation de l’Aréopage s’exaspéra : la majorité favorable à la peine de mort augmenta. Socrate boirait la ciguë. Il la but, en effet, arguant que, puisque la peine avait été prononcée par un tribunal légitime, il devait l’accepter. Il avait alors 70 ans. Ses amis lui avaient offert d’organiser son évasion de prison et l’exil dans un lieu sûr : il les refusa avec fermeté. La condamnation à mort acceptée ressemble alors à un suicide.

 

Vingt-cinq siècles plus tard, aucune explication plausible du jugement des citoyens d’Athènes n’a été offerte. On ne connaît qu’indirectement les preuves et les exemples spécifiques de corruption invoqués par l’Aréopage. Les allusions à l’homosexualité ne sont évidemment pas soutenables, car elle n’était certes pas délictueuse à Athènes. Quant au second chef d’accusation, il se réfère aux allusions à une divinité insaisissable qui ne correspondait pas aux définitions des dieux que révérait Athènes et qui se manifestait à lui sous la forme de son célèbre daimon, son génie personnel.

 

Cependant, la sentence de l’Aréopage a pris, de façon de plus en plus accusée au cours des siècles, les couleurs d’une injustice monstrueuse et son acceptation par Socrate a été interprétée comme l’expression d’un stoïcisme admirable devant l’injustice des Athéniens. Tous les ouvrages scolaires et universitaires, toutes les encyclopédies sont unanimes sur ce point. Le philosophe a ainsi revêtu des dimensions quasi christiques de héros défenseur de la vérité qui accepte courageusement la mort.

 

Plusieurs historiens ont mis l’accusation de Socrate au compte de l’inintelligence et de l’influence des accusateurs Anytos et Mélétos ; à supposer qu’ils aient, en effet, été bêtes et méchants, pareille plaidoirie fait bien peu cas de la majorité des Athéniens qui votèrent pour la condamnation à mort : plus de 300 sur 500. Il faudrait qu’il y ait eu à Athènes beaucoup de gens bêtes et méchants.

 

Soupçons justifiés

 

La vérité est bien différente. Et elle ne correspond guère aux apologies des vingt-cinq siècles successifs.

 

En 399, Athènes émergeait de la désastreuse Guerre du Péloponnèse, qui l’avait ruinée, et deux épisodes de tyrannie sanglants, la Tyrannie des Oligarques, dite aussi des Quatre Cents (en fait 404), en – 411, et de la Tyrannie des Trente, en – 404. La jeune démocratie athénienne avait manqué y sombrer. Or, parmi les meneurs de l’une et de l’autre, on trouvait des disciples de Socrate, Charmide et Critias. Platon a donné d’ailleurs leurs noms à deux de ses Dialogues (comble d’impudence, il a ajouté au Charmide un second titre : De la sagesse morale).

 

Bien pis, l’homme qui avait causé la ruine d’Athènes, Alcibiade, aventurier tapageur, provocateur et cynique, compromis dans un scandale de mauvais goût (lui et une bande d’amis avaient castré les hermès qui servaient de bornes protectrices de la cité), mais riche et joli garçon, était celui-là même dont Socrate s’était écrié : « J’aime deux choses au monde, Alcibiade et la philosophie. » Désertant Athènes, Alcibiade était, en effet, passé dans le camp de Sparte, l’ennemie jurée, et avait indiqué à ses chefs comment priver sa ville natale de ressources : en s’emparant des mines d’argent du Laurion, qui n’étaient gardées que par des esclaves. Et après la défaite d’Athènes et la destruction des Longs murs qui protégeaient le port du Pirée, ce détestable trublion était revenu, seul sur un navire à la voile pourpre, comme s’il était un roi.

 

Charmide, Critias et Alcibiade étaient donc devenus trois des personnages les plus exécrés de la jeune démocratie athénienne et tous trois avaient été des intimes de Socrate. Bien évidemment, celui-ci ne leur avait pas enseigné la cruauté ni la tyrannie, mais enfin, son enseignement devait bien avoir comporté un élément subversif.

 

La mise en jugement du philosophe ne découlait donc ni de la hargne de quelques citoyens bornés, ni du besoin de trouver un bouc émissaire, comme l’ont prétendu certains auteurs modernes, mais de soupçons justifiés. Il eût certes pu se défendre plus habilement qu’en rétorquant à ses juges : « Comment, vous me convoquez ici alors que je devrais être au Prytanée ? » – c’est-à-dire nourri et logé aux frais de la cité. Il est vraisemblable qu’il ait accepté la sentence de mort parce que la trahison d’Alcibiade lui avait brisé le cœur. Même s’il n’avait pas le privilège d’être citoyen d’Athènes, cette ville était chère à son cœur. Il était vieux : il préféra la mort.



L’Aréopage est donc passé dans les siècles pour une sorte de tribunal populaire plus soucieux de vindicte que de justice. Mais cette accusation même est insoutenable : cette cour était composée des hommes les plus sages de la ville, et on les voit mal cédant à une haine soudaine pour le sage distingué quelques années plus tôt par l’oracle d’Apollon.

 

Accusations

 

L’historien contemporain s’interrogera alors sur les éventuels éléments pervers de l’enseignement de Socrate : vaste et hasardeuse entreprise, car Socrate n’a rien écrit et l’on ne connaît cet enseignement que par ce qu’en ont rapporté Xénophon et surtout Platon, son disciple le plus fidèle. De plus, l’admiration que lui ont portée un Jean-Jacques Rousseau, un Emmanuel Kant et un Friedrich Hegel interdirait presque une analyse aussi audacieuse. Un indice toutefois retient l’attention : Socrate n’était pas unanimement respecté à Athènes, comme la révérence posthume tend à le faire croire ; en témoigne le personnage ridicule et même nocif que l’auteur satirique Aristophane campe de lui dans trois de ses comédies, Les Nuées, Les Oiseaux et Les Guêpes : celui d’un phraseur délirant qui égare la jeunesse. Et l’on retrouve là un préjugé courant à Athènes contre les philosophes, dits « sophistes » : leurs idées creuses étourdissent la jeunesse, la détournent du gymnase et sont finalement contraires à l’intérêt de la cité.

 

On recoupe ici l’accusation de corruption de la jeunesse. Le succès des comédies d’Aristophane révèle donc la méfiance d’une partie au moins de la population athénienne à l’égard de Socrate.

 

Le soupçon peut être précisé : dans un passage du Minos de Platon, Socrate explique que seuls peuvent gouverner ceux qui possèdent le « savoir », lequel est conféré par le ciel, et qu’un homme du commun ne peut revendiquer, même s’il est vertueux. Or, c’étaient là des propos fondamentalement antidémocratiques ; ils renforçaient la cause des oligarques, aristocrates héréditaires, qui mirent à deux reprises la république en péril. Ils confirment que l’influence intellectuelle de Socrate encouragea les Oligarques dans leurs coups d’État.

 

D’ailleurs, l’hostilité à la démocratie de Platon, le plus proche des disciples de Socrate, est bien connue : il fulmina contre le partage des richesses d’Athènes avec les pauvres et contre les hommes qui, comme Périclès, « régalent les Athéniens et leur servent tout ce qu’ils désirent », les rendant ainsi « paresseux, lâches, bavards et avides d’argent ». La démocratie économique était sa bête noire. Après avoir assisté au procès de son maître, il alla se mettre au service du tyran Denys de Syracuse.

 

Enfin, en ce qui touche à l’accusation contre Socrate d’honorer des dieux étrangers, on peut formuler l’hypothèse que les Athéniens se référaient aux évocations que le philosophe avait faites de son daimon, dont les commandements étaient plus forts que ceux de la religion.

 

Mais un point est sûr : les Athéniens avaient eu de bonnes raisons de soupçonner Socrate. Il eût pu se disculper. Sans doute était-il las de la vie.

 

Attitude critique

 

Par un paradoxe incident, le procès de Socrate justifie au moins une partie de l’enseignement de ce philosophe.

 

Socrate, en effet, avait mis en garde ses auditeurs contre les professeurs et toutes personnes investies de l’autorité d’informer la vérité. La méthode socratique, la maïeutique, était en fait une méthode de dialogue critique visant à faire admettre par l’interlocuteur lui-même qu’il ne savait pas de quoi il parlait et qu’il répétait des notions inculquées par d’autres, bref, qu’il répétait des lieux communs. Le célèbre tableau de David, La mort de Socrate, qui représente celui-ci l’index dressé dans un geste professoral, est à cet égard un comble d’absurdité : Socrate s’érigeait justement contre l’index didactique.

 

« … Comme les sages-femmes, je suis stérile, et le reproche qu’on m’adresse souvent, celui de poser des questions aux autres et de n’avoir pas l’esprit d’y répondre moi-même, est très juste. La raison en est que le dieu m’impose d’être une sage-femme, mais ne me permet pas d’accoucher. »

 

Or, sa mère était une sage-femme.

Cette attitude critique ne pouvait être appréciée des Athéniens, pour qui le mot, logos, revêtait alors une autorité quasi-divine. Ils avaient pris Socrate pour un professeur alors qu’il n’était qu’un éveilleur taquin.

 

Quant à savoir si les Athéniens avaient eu besoin de lui pour établir leur démocratie, la réponse est évidente : non.

 

Gerald Messadié

 

Sur le même thème

2 commentaires

Nietzsche avait commencé le travail de démolition avec le Crépuscule des idoles… le combat continue sur le Salon littéraire ! Le philosophe allemand dénonçait principalement l’esprit décadent du penseur grec qui n’accordait que peu de valeur à la vie, avançant en substance que ce n’était que l’absence de santé mentale de Socrate qui philosophait à sa place. De la décadence à l’apothéose du martyr il n’y a qu’un pas, pertinemment franchi ici par Gérald Messadié. Il n’est pas inintéressant en effet de considérer Socrate comme un jalon essentiel d’une tradition qui place la victime à l’origine de toute philosophie… ou de toute religion ! Alors, pour boucler la boucle, je reviens justement vers Nietzsche pour qui il importait de défendre les forts contre les faibles, une phrase souvent interprétée à tort comme l’expression d’un anti-humanisme alors qu’elle n’existe que pour alerter l’opinion sur les dangers du triomphe de la victime.

Il vous plait à démolir le mythe de Socrate ? 

Ce propos  se voulant d'attitude critique, dégagés de l'hypostase d'un personnage, manque l'attitude critique. 
Comment faire un étude sur Socrate sans une réflexion sur le sens de la maïeutique ? 
Socrate à des antécédents avec Athènes, un autre procès avant même le célèbre procès dont on parle. Ce dernier est absent de votre investigation.
Votre approche semble ignorer une méthode complexe d'analyse en ne s'intéressant pas à une pluralité de facteur important : par exemple, quel était l'état des croyances athéniennes poussant à détester Socrate ? 
Je me reproche de ne rien dire ici, je souligne le manque de rigueur de votre article et son radicalisme.